Dès qu'il est question de génie, les influences extérieures et l'environnement semblent de peu d'importance. Un peu comme si le cerveau fonctionnait de manière autonome, sans subir les contraintes qui l'entourent. Le génie, par définition, serait libre de toute influence. Et c'est grâce à cela qu'il ne penserait pas comme tout le monde. L'originalité passerait par une indépendance, voire par une coupure avec l'environnement.
Et pourtant, lorsque des sociologues ou historiens se penchent sur le parcours des "génies", ils observent que ces derniers ne vivent pas dans une bulle. Mieux : ils utilisent les ressources humaines et techniques de leur environnement pour inventer et innover.
Ainsi, Hélène Mialet, anthropologue et sociologue spécialisée dans les sciences analyse ces relations complexes :
"La science en train de se faire est fascinante, elle n’est en rien froide et détachée du monde social, elle est profondément entremêlée dans de nombreuses pratiques et participe à notre fabrique sociale."
Cédric Villani
Théorème Vivant de Cédric Villani nous présente le cheminement qui mène à une découverte mathématique. Le livre est riche en portraits de mathématiciens aux parcours et aux méthodes très diverses.
Il nous donne aussi de précieuses indications sur les environnements architecturaux, techniques et humains qui favorisent la création.
Des lieux porteurs d'inspiration
On y découvre des lieux magiques. Certains espaces stimulent la recherche, parce qu'ils concentrent le bruissement de tout ce qui est émergeant, et parce qu'ils rendent possible la rencontre et l'émulation des talents. C'est le cas de Florence à la Renaissance, du Xerox Park de Palo Alto dans les années 70, ou de la Sillicon Valley depuis quelques années. En mathématiques, certains lieux possèdent aussi ce pouvoir : l'Ecole nationale supérieure de Lyon, l'institut Poincaré ou l'IAS à Princeton où se déroule une grande partie du livre.
"C'est ce que j'apprécie par dessus tout, dans ce laboratoire si petit et si performant, la façon dont les sujets se mélangent dans les conversations entre chercheurs d'horizons mathématiques divers, autour d'une machine à café ou dans les couloirs [...]" (à propos de l'Ecole nationale supérieure de Lyon).
Cédric Villani a l'occasion d'y présenter ses travaux, de discuter de manière informelle avec de nombreux autres mathématiciens, et même de croiser des légendes comme John Nash.
Des systèmes techniques
Les lieux d'échanges ne se limitent pas aux espaces physiques. Les systèmes techniques en créent d'autres. Cédric Villani échange parfois jusqu'à 200 mails par mois avec Clément Mouhot, son collaborateur. Les outils techniques comme le langage TEX, destiné à modéliser et à présenter des travaux mathématiques sont également très utiles.
Les moteurs de recherche et wikipedia sont aussi de la partie :
"[...] il y a une formule pour les dérivées des fonctions composées... Avec Google et Wikipedia, il m'a suffi de quelques instants pour retrouver et le nom de la formule, et la formule elle-même."
Un environnement humain
Au cours de son séjour à Princeton, Cédric Villani croise des personnages célèbres dans la communauté des mathématiciens. Certains cultivent peu les liens sociaux. Ils travaillent seuls et échangent rarement avec leurs collègues.
Mais pour beaucoup, comme Cédric Villani, l'ambiance et l'environnement humain constituent des composantes essentielles du processus de découverte.

La relation d'estime, la complicité et la complémentarité intellectuelle avec Clément Mouhot, sont essentielles pour résoudre le problème que se propose Villani.
"Je suis sur un problème trop difficile, tout seul je n'y arriverai pas ; au minimum il faut que je puisse raconter mes efforts à quelqu'un qui connaît la théorie sur le bout des doigts".
Autour de Cédric Villani, à Princeton, des personnages jouent un rôle essentiel et stimulant. Ce sont ces mathématiciens exigeants, comme Elliott Lieb ou même les éditeurs de revues scientifiques, qui le poussent à aller plus loin. Les convaincre est déjà en soi un objectif et une victoire.
D'autres encore paraissent inabordables, comme Nash, que Cédric Villani croise sans échanger un mot.
Mais le bruissement des mathématiciens autour de lui, les collègues ou les étudiants ont leur place également dans le processus créatif de Cédric Villani. C'est ce qu'il explique dans son ouvrage plus récent, Les coulisses de la création, co-écrit avec Karol Beffa.
"On apprend des maîtres, mais on apprend aussi énormément des compagnons de route : camarades de classe, collègues... c'est capital !"
Théorème vivant nous montre aussi l'importance des liens familiaux.
Un environnement culturel
Enfermé dans une tour, le chercheur ? Pas tout à fait. L'environnement de Cédric Villani est également riche de musique, de mangas, de bandes dessinées, etc.
Un chapitre de Théorème vivant est consacré à la musique et démontre un goût très éclectique. Certaines interviews nous apprennent qu'il est passionné par le "métal symphonique"... Cet éclectisme le pousse même à explorer "Bide et musique" pour découvrir des morceaux jamais entendus.

L'ensemble permet donc d'alterner des moments de concentration, des moments où les idées s'accrochent à d'autres idées, et des moments de détente. Ces instants de relâche sont souvent ceux pendant lesquels les idées émergent.

Stephen Hawking : mobiliser un dispositif humain, technique et méthodologique
La lecture de Théorème vivant, nous démontre que la mobilisation et la mise en relation d'éléments de l'environnement constituent des ressorts de la créativité. Mais qu'en est-il pour un génie comme Stephen Hawking, qui n'a plus l'usage de ses membres et de sa voix ?
Hélène Mialet est chercheuse en anthropologie et sociologie des sciences. Elle a étudié le mode de travail de Stephen Hawking. Il ne peut pas poser ses opérations sur une feuille ou un tableau, raturer, tourner des pages, consulter des ouvrages...
Pour communiquer, il doit s'appuyer sur un système complexe qui analyse les mouvements de sa joue, et les traduit par une voix synthétique. Tout porte donc à croire que son cerveau fonctionne en toute indépendance... La presse en a fait un personnage mythique, qui "lirait dans les pensées de Dieu".
Mais Hélène Mialet montre que Hawking s'appuie sur un réseau complexe de collègues, d'étudiants, d'outils mathématiques et de dispositifs techniques. Il a en effet organisé un système à Cambridge, avec des étudiants brillants, diversement avancés dans leur doctorat, et qui maîtrisent des spécialités différentes.
Il lance des pistes et des axes de travail. Les étudiants les explorent, parfois sur plusieurs mois, et lui amènent les résultats. Pour communiquer, ils s'appuient sur des outils mathématiques visuels, les diagrammes de Penrose-Carter.
Hélène Mialet parle de corps "étendu" ou "collectif" pour décrire ce fonctionnement.

Références
La recherche : Stephen Hawking est l'opposé du génie solitaire - interview de Hélène Mialet par Hélène Le Meur
http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/1-helene-mialet-stephen-hawking-est-oppose-du-genie-01-11-2013-147389
Hélène Mialet "Stephen Hawking, le mythe du génie solitaire" Pour la Science n° 448, février 2015 pp 62-67
http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2014/05/28/le-cerveau-deinstein-etait-il-special/
Cédric Villani - les prodigieux théorèmes de Monsieur Nash - société mathématique de France - avril 2010
https://vimeo.com/29267283
Théorème vivant
http://www.decitre.fr/livres/theoreme-vivant-9782253174905.html
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