
Un panorama de l'autoformation qui montre comment l'apprenant social est devenu un stéréotype de référence
Publié le 16 décembre 2020 Mis à jour le 17 décembre 2020
Est apprenant ce qui nous apprend.
«Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme
…» Cyrano
Le principe dormitif de l'opium moqué par Molière exprime la défiance du pouvoir causal d'une chose sur une autre. Par paresse et facilité, substantialiser une chose évite de raisonner. Un principe actif serait présent, dès lors, inutile d'aller plus loin dans l'explication. C'est presque de la magie.
Ainsi, des équipes, des organisations ou des vacances qualifiées d'apprenantes, réduisent un processus complexe, l'apprenance, à ses effets, un savoir acquis. Les objets acquièrent une qualité par le pouvoir performatif du langage et le réduisent à être une propriété. Être en contact avec l'objet permettrait de faire passer la propriété. C'est apprenant, donc c'est appris.
C'est un peu consternant mais très classique en pédagogie car chacun ayant une expérience d'apprentissage se contente de déclaration avec force d'assertivité pour avaler la pilule ou la faire avaler. Une méthode pédagogique présentée comme moderne aplanirait les problème comme un mantra au dieu éléphant Ganesh.
À un moment où tout est potentiellement apprenant qui a-t-il derrière ce participe présent ? Pourquoi ce qui appartenait à l'individu glisse vers ce qui l'entoure ?
Le dernier ouvrage de Philippe Carré (2020) est une mine d'or et fait la synthèse de nombreuses hypothèses et savoirs. Beaucoup de recherches ont été réalisées sur les conditions d'apprentissage de l'adulte, ses dispositions, l'ergonomie des dispositifs proposés, les conditions sociales, les dynamiques identitaires, la façon de créer et de mettre à disposition des ressources, les politiques publiques, le rôle des managers ou des parents, l'importance de l'environnement.
Des recherches récentes étudient le cerveau
sous toutes ses coutures à l'aide de scanners, le système neuronal est dépouillé
de ses mystères. Nous voilà «apprenant» puisque deux synapses entrent en contact,
parce qu’une hormone du plaisir soutient notre envie d'apprendre, parce que
notre mémoire est réactivée. Si nous dépassons le principe dormitif de Molière
n'avons-nous pas simplement repoussé d’un niveau le lien entre la cause et
l'effet ? De nouvelles questions se posent alors pourquoi 2 synapses entrent en
contact, pourquoi cette hormone du plaisir se diffuse? On explique mais l'on ne
comprend pas. On explique mais l'on ne résout rien.
De leur côté, les learning data analyst se gorgent de données accumulées à partir de plateformes d'apprentissage en enregistrant nos cheminements sur les écrans et les spécialistes des réseaux sociaux passent dans des algorithmes la moindre des traces que nous laissons pour en tirer profit contre nous dans des offres et incitations commerciales ciblées que nous ne voyons pas venir. Nous sommes épiés sous toutes les coutures, mais nous perçons mal le mystère d'apprendre.
Toutes choses égales par ailleurs pourquoi l'un apprend et l'autre non? Pourquoi trouve-t-on des déviants positifs dans des environnements dénués de toutes ressources qui ont envie d'apprendre pendant que d'autres préfèrent renoncer ?
De toutes ces recherches et de 30 ans de pratiques, j'ai très peu de certitudes en matière de pédagogie; tout au plus des intuitions que je résume en 4 mots clés qui me permettent de comprendre un peu ce qui se passe :
Ces 4 intuitions expriment pleinement l'individu et son milieu, comme
résonance et combinaison mutuelle. Dans ma compréhension de l'apprenance, cette
envie d'apprendre, un hasard, une rencontre se produit entre ces éléments.
Parfois il y a comme une confusion ou les qualités d’un apprenant qui glisse de
l'individu à son environnement. L'individu est trajection, toujours accouplé à
son milieu.
La crise covid ouvre grand la porte à un numérique dérégulé, débridé, omniprésent cheval de Troie des sociétés commerciales qui souhaitent faire de nous des edusumers (consommateur d'éducation). Véritable retour en arrière infantilisant les apprenants avec des dispositifs pré-pensés ne leur laissant que peu de prises et limitant les émotions positives, contraignant déplacement et angles de vue. Lorsque je croise mes 4 intuitions aux dispositifs numériques, je rencontre beaucoup de contrariétés.
La variété est battue en brèche par des zooms sans fin, pour ne pas dire des jours sans fins, ou des plateformes aux exercices si peu variés, QCM, animation insipide, homme ou femme tronc qui énoncent leur vérité, etutorat peu impliqué et réactif. Des activités appauvries faiblement incarnées, sans aucune spontanéité. Bref une monotonie qu'aucune présence humaine ne parvient à faire dévier.
L'altérité est filtrée par des interfaces, des règles d'entrer en contact maîtrisées par d'autres que soi, sujet à autorisation, à protocole, à rituels machinaux et impersonnels (allumer sa caméra, fermer son micro, parler sur autorisation, aller dans la salle de visio autorisée et pas ailleurs etc.) sur lequel l'apprenant n'a pas de prise. La modélisation de corps proche à corps proche est caduque. La présence à distance est un pis-aller. C'est la même chose qu'un concert, il y a la musique mais l'ambiance a fui, aucune vibration, aucune immersion dans la sphère émotionnelle des autres qui restent à distance.
La liberté d'apprendre avec les dispositifs numériques est amputée. Toujours plus de "Teaching Machine" et toujours moins d'initiatives individuelles. Les algorithmes nous disent ce qui est bon pour nous, ou pour un apprenant moyen. La liberté d'apprendre fuit dans les méandres de la tuyauterie de financement ou des formes normatives d'une ingénierie d'experts qui esquivent la maîtrise d'usage et ses incertitudes. Trop peu de sérendipité possible, trop peu de hasard.
La beauté d’un écran ne me touche guère, les lumières bleutées et les interruptions de fenêtres surgissantes participent probablement d'une esthétique mais les formats dédiés à la seule capture de l'attention finissent par être vulgaires et sans saveurs. Pourtant la beauté indique les sens possible du monde. Sont-ils réduit à être de petites lucarnes sur le monde ?
Une autre eformation est possible en s'efforçant de ne pas céder aux illusions
technologiques. Je propose aux concepteurs de se penser d'abord comme des
facilitateurs d'apprenance et de motivation plutôt que de se griser de maîtrise
technique et d'invention d'espaces en ligne qui ne permettrait ni variété, ni
altérité, ni liberté, ni beauté. Nous avons du travail pour établir des critères
de qualité en eformation qui augmentent notre pouvoir d'agir et notre humanité
plutôt que de les réduire.
Sources
Gaté JP (2009). Apprenant. Dans L'ABC de la VAE (2009), pages 77 à 78
https://www.cairn.info/l-abc-de-la-vae--9782749211091-page-77.htm
Educ France - D'où vient le terme apprenant?
https://educfrance.org/dou-vient-le-terme-apprenant/
Carre, P (2005), L'Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir. Paris :
Dunod.
https://www.decitre.fr/livres/l-apprenance-9782100793044.html
Carré, P. (2020). Pourquoi et comment les adultes apprennent: De la formation à
l'apprenance. Dunod
https://www.decitre.fr/livres/pourquoi-et-comment-les-adultes-apprennent-9782100798773.html
CNRTL- lexicographie - apprenant
https://www.cnrtl.fr/lexicographie/apprenant
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