« Ce n’est pas de la musique c’est du bruit ! »
L’écoute d’un CD remis à son père pour un plaisir partagé en voiture est à la source du travail de recherche de Sarah Benhaïm. Comme son père appréciait le rock des années 1960-1970, elle n’avait pas imaginé que son disque de rock aurait suscité de l’hostilité. « C’est du bruit ! » avait-il réagi.
Qu’est-ce qu’on « entend » par le bruit ? Le bruit peut-il être apprécié comme un art ? Comment peut-on concevoir une musique (harmonie) bruitiste ?
« The Art of Noise »
Plusieurs artistes et formations se revendiquent pourtant de l’art du bruit. Le plus connu étant probablement le groupe britannique The Art of Noise. Formé dans les années 1980, son nom fait référence au peintre et compositeur Luigi Russolo qui a publié en 1913 le manifeste L’Arte dei rumori, L’Art des bruits. Cet ouvrage a posé les bases conceptuelles du bruitisme en affirmant que le bruit est une source potentielle de création.
La musique bruitiste telle qu’on la connaît a accompagné les évolutions électrotechniques des années 1980, après un cheminement au fil du siècle et des inspirations. La recherche s’y est intéressée dans les années 2010, et encore plus récemment au sujet de sa dimension sociale.
L’objet de la thèse de Sarah Benhaïm est transversal et fluide, hors catégories et hiérarchies conventionnelles. Il est en écho avec les pratiques sociales de l’exploration, de l’expérimentation et du faire / bricoler soi-même qu’on retrouve dans les milieux du Libre.
C'est une sorte de bande originale du « paradigme contemporain de l’expérimentation ».
L’esthétique du bruit est radicale, hybride, elle transgresse les anciens codes et rend les frontières poreuses. En première écoute, on peut retrouver l’album de Lou Reed : Metal Machine Music, plus d’une heure de feedback de guitares. Il est considéré comme le premier album du «noise», même s’il fut édité en 1975, avant l’existence du genre.
Chercher des noises
Le mot « noyse » en vieux français renvoie au bruit, au tumulte (également à la nausée du mal de mer) et à la querelle.
Le bruit, que certains envisagent comme l’inconscient de la musique, lui est ontologiquement différent.
Dans sa définition acoustique, il s’agit d’un signal confus, de vibrations aléatoires, mélangées, non harmoniques. Le bruit interfère et gêne alors que le son pur est un signal équilibré et sinusoïdal.
Dans sa définition communicationnelle (télécommunications), le bruit est une perturbation qui vient se superposer à un signal utile.
Ainsi, le bruit est communément pensé en terme de nuisance et de gêne.
Dans sa qualité aléatoire et de perturbation, il est cependant davantage accordé avec le caractère impermanent et imprévisible de la vie. Il revêt souvent le caractère libertaire des acteurs de la scène noise. Selon le musicien expérimental Bruce Russell, c’est un « plus », pas un « moins » :
« Être au-delà de la “musique”, c’est le bruit ; être au-delà des “règles”, c’est la liberté. »
Le corpus de la thèse
Seize personnes enquêtées par questionnaire ont permis de délimiter le corpus de la recherche. Cinq morceaux ont été retenus pour être étudiés. Merzbow est l’artiste le plus cité (voir références en fin d'article). L’analyse informatique du corpus a été réalisée à partir de trois types de représentations :
- la forme d’onde,
- les spectrogrammes,
- des extracteurs informatiques.
Des transcriptions textuelles détaillées de textures et d’événements sonores ont été réalisées pour enquêter la dimension esthétique. La chercheuse ouvre sa thèse avec cette description personnelle d’un morceau de Twig Harper :
« Les sons semblent être l’œuvre des platines vinyles et de leur capacité à produire des bruits de frottements et d’étirements vers les aigus. Les sons plus graves interviennent par poussées, à la manière de mugissements plaintifs. Dans l’ensemble, toutes les sources s’alternent ou se chevauchent légèrement, elles fonctionnent comme des élancées sonores ponctuelles qui s’apparentent à des cris, des rugissements et des bruits évoquant la faune. »
Des entretiens semi-directifs fouillés ont été menés auprès d’artistes, des collectionneurs de disques, des auditeur·ices, des organisateur·ices de concerts. Une observation ethnographique de la scène parisienne été réalisée et replacée dans son inscription territoriale. Une enquête sur des labels DIY (do it yourself, faites-le vous-même) grec, français, anglo/allemand, belge et états-unien.
Le genre musical
Il est défini comme un système d’attentes, d’orientations et de conventions. En principe, quand on maîtrise un genre musical, on connaît ses conventions, on sait comment se comporter, quand applaudir. L’espace hybride de la musique bruitiste nous emmène ailleurs :
« […] En refusant les conventions esthétiques, [la musique bruitiste] crée un terreau particulièrement puissant pour une création musicale radicale. Une résistance non plus seulement sonore mais aussi conceptuelle et symbolique à l’égard du genre et des catégories […]. »
La recherche a tenté d’abord de dégager des typologies musicales : il n’y a pas de typologie. Des récurrences sont néanmoins repérables dans le corpus par le traitement informatique :
- l’emploi de la distorsion et de la saturation,
- le caractère fortement bruité,
- la représentation de textures timbales en « blocs ».
Deux orientations musicales se dégagent :
- des musiques axées sur les textures,
- des musiques axées sur les événements sonores.
Les pratiques musicales
Les manières de faire de la sphère musicale conventionnelle sont brouillées. Il y a une perte des repères d’ouverture et de fermeture. L’écoute répétée de la musique noise développe une oreille attentive aux finesses et profondeurs des sons, en dehors des repères instrumentaux et codifiés.
La frontière entre l’amateur et l’artiste / la ou le professionnel est quant à elle brouillée par l’engagement d’un sujet singulier dans une expérience subversive d’improvisation et de bricolage. La notion de maîtrise et de contrôle est mise en danger par une pratique qui s’appuie au contraire sur les valeurs de singularité, d’innovation, de liberté, de spontanéité artistique, d’autodidaxie, et de défiance à l’égard des règles et de l’uniformisation.
Le dispositif dans sa nature est construit pour permettre l’accueil de l’aléatoire. Il multiplie les claviers, bandes, cassettes, amplifie des objets métalliques, ajoute des pédales d’effets, complexifie les branchements. Dans son ensemble, toute la mise en scène crée une disponibilité à l’événement.
L’artiste intervient alors comme le partenaire de jeu d’une écoute sensible. Le spectateur fait une expérience sensorielle intense qui engage tout son corps dans une immersion à ce que propose l’artiste en jeu.
« […] Le bruit, l’improvisation libre, le bricolage, le DIY et l’underground sont autant d’éléments, de pratiques, de positionnements et d’espaces vecteurs de transgressions et de résistances, dans leurs champs d’existence et d’exercice respectifs, à l’égard des conventions qui structurent la musique, le jeu musical, l’instrumentation, l’écoute, l’apprentissage et la structuration des mondes artistiques. »
Illustration : Gerd Altmann de Pixabay.
À lire :
Sarah Benhaïm, Aux marges du bruit. Une étude de la musique noise et du Do it Yourself. Musique, histoire et société, EHESS, Université de recherche Paris Sciences et Lettres, PSL Research University, 2018.
Thèse consultable sur :
https://www.theses.fr/2018PSLEH140
Références :
The Art of Noise, « Paranoimia » (« paranoia » and « insomnia ») :
https://www.youtube.com/watch?v=behwMxJxqbY
The Art of Noise, « Moments in Love » :
https://www.youtube.com/watch?v=cen22TBHo9M
Lou Reed, Album Metal Machine Music, une heure de feedback de guitares :
https://www.youtube.com/watch?v=TkYq-7OzVaU
Merzbow, Albul Pulse Demon :
https://www.youtube.com/watch?v=ukZYP5Dy43E
Ewa Justka, concert Lausanne Underground Film & Music Festival – LUFF, 2018 :
https://www.youtube.com/watch?v=6CNF4x7wrdU
Ewa Justka, concert Cafe Oto Londres, 2015 :
https://www.youtube.com/watch?v=cQXk8NNMiWQ
Xavier Gazon, concert Point Culture Liège, 2019 :
https://www.youtube.com/watch?v=ol_rdJvucB8&t=25s
Site Internet :
https://xaviergazon.com/
Einstürzende Neubauten, Haus der Lüge :
https://www.youtube.com/watch?v=2GGfSkvAoRg
Edgar Varèse - Ionisation
https://www.youtube.com/watch?v=wClwaBuFOJA
Lumière sur un mot de la thèse :
L’organologie, du grec ancien ὄργανον (organon) « instrument » et de λόγος (logos) « discours » : étude des instruments de musique et de leur histoire.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Organologie
Voir plus d'articles de cet auteur