« Le vin c’est la terre. Celle-ci est légèrement graveleuse, c’est un Médoc. Le vin c’est aussi le soleil. Ce vin a profité d’une belle exposition sud-ouest sur un coteau de bonne pente. » Louis de Funès, dans « L’aile ou la cuisse ». Voir la vidéo ici.
Cette scène savoureuse de « L’aile ou la cuisse » nous emmène au cœur de la thèse de Justine Laboyrie sur les qualités propices au vieillissement des grands vins de Bordeaux.
On sait, pour l’avoir directement expérimenté ou parce qu’on l’a vu dans des films, qu’il existe un fort rituel social de dégustation des grands vins. On sait moins à quoi exactement correspond ce rituel, ce que cette recherche nous permet de visiter par ses aspects aromatiques et moléculaires.
Vin de garde et bouquet de vieillissement
Le Bordelais produit 700 millions de bouteilles par an, dont plus de la moitié part à l’exportation. La connaissance des spécificités des grands vins de Bordeaux est un enjeu tel que le détail des résultats est sous le sceau de la confidentialité.
Si des parties conséquentes de la thèse sont absentes, il n’en reste pas moins suffisamment de quoi entrer dans la connaissance des mécanismes qui font les grands vins.
On appelle un vin apte au vieillissement un vin de garde. C’est un « premier vin », un grand vin. Les seconds vins n’ont pas ce destin de pouvoir être gardés. Le vieillissement concerne spécifiquement l’évolution des arômes en bouteille, à l’abri de l’oxygène.
Il s’agit alors pour le vinificateur de conduire les arômes vers l’expression du « bouquet de vieillissement ».
« Émile Peynaud, grand œnologue bordelais, décrivait ce bouquet comme “un mélange de parfums complexes qu’exhale le vin vieux dans le verre, se traduit par un fondu, un liant olfactif. L’évolution du vin vers le bouquet est un des phénomènes les plus impressionnants de l’œnologie et un des plus mal connus”. »
L’importance du terroir
Bordeaux est un territoire du Sud-Ouest de la France où les vignobles sont attestés dès le premier siècle de notre ère. Le peuple celte des Bituriges Vivisques (rien à voir avec le fait de « prendre une biture »…) en provenance de Bourges a fondé Burdigala, ancêtre de Bordeaux.
L’ancêtre des Cabernets est d’ailleurs le cépage « biturica », plus adapté à la région que les premières vignes originaires de la Méditerranée.
Le terroir (vigne, sol et climat), dont la thèse montre qu’il est impliqué dans la genèse du bouquet de vieillissement, est en lien avec les cours d’eau qui délimitent trois espaces : la rive gauche, la rive droite, et l’entre-deux-mers (entre la Garonne et la Dordogne).
Les sols y sont graveleux, calcaires, argileux ou sablonneux. La capacité du sol à transformer l’azote organique en azote minéral a un effet sur la qualité aromatique du vin.
De même, les questions relatives au changement climatique revêtent une importance cruciale pour la production des grands vins, sensibles à la bonne harmonie hydrique.
Les arômes du vin
La composante aromatique des vins provient de près de 800 composés organiques volatils, dont une faible part se situe au-dessus des seuils de détection olfactifs…
Les sources de ces arômes sont nombreuses et sont liées au métabolisme du vin, à la fermentation, à des réactions produites pendant la vinification, aux interactions avec les contenants d’élevage (barriques) et aux réactions chimiques lors du vieillissement (en bouteille donc).
Un vin de qualité est reconnaissable par sa complexité, son équilibre entre les dimensions acide, sucrée, amère, sa longueur en bouche et son potentiel de garde.
Les stratégies pour obtenir un grand vin
La qualité du vin dépend des caractéristiques suivantes :
- La qualité du raisin : influence du terroir, de la période de maturation (suivis de dégustation des baies : pulpe, pellicules, pépins), des paramètres de maturité œnologique.
- Les arômes présents dans le vin.
« Les arômes évoluent et parfois sont révélés après plusieurs années de vieillissement. Des arômes sont formés au cours du vieillissement grâce aux molécules d’intérêt libérées depuis des précurseurs ou naissantes par des réactions chimiques à partir d’autres composés. »
- Le bon déroulement des fermentations (alcoolique avec des levures, puis malolactique pour la quasi totalité des vins rouges).
« Le vinificateur doit transformer le raisin en vin. »
C’est un exercice périlleux qui demande des « extractions sensibles, sélective et partielle » pendant la fermentation alcoolique et la phase de cuvaison.
- Les arômes présents dans le vin jeune.
- L’élevage des vins en barrique. Ce processus stabilise et fixe le potentiel du vin. La barrique est chauffée, l’oxygène passe de manière infime à travers le bois et provoque des réactions. Le bois de la barrique apporte sa dimension aromatique.
- Le vieillissement en bouteille dans un environnement « réducteur » (réduit en oxygène). De nouveaux composés se forment à l’origine du bouquet de vieillissement. Il y a à cette étape une évolution des arômes et la révélation d’autres composés aromatiques de manière lente.
- Le mode de service (aération, rotation dans le verre) a une grande importance pour l’expression aromatique des grands vins.
« Le [sulfure de diméthyle] DMS est un composé soufré dit léger […], sa volatilité est élevée
et cela implique que la contribution olfactive du DMS à l’expression
aromatique des vins est tributaire du mode de service et de la
temporalité de dégustation. »
Analyse sensorielle et moléculaire
L’autrice a identifié les principales odeurs révélées par les grands crus : les fruits frais, rouges et noirs, les odeurs de sous-bois, la truffe, la réglisse, l’odeur menthée, le boisé, l’épicé. Elle a ensuite mené une analyse des molécules importantes pour le bouquet de vieillissement.
« l’étude des composés du vieillissement implique de
porter un intérêt aux molécules qui se trouvent dans les vins vieux,
mais qui peuvent prendre naissance dans le raisin. »
On lira les pages sur les terpènes, les composés à odeur menthée, et le sulfure de diméthyle DMS. Ce dernier, déjà évoqué ci-dessus comme une raison de l’importance du mode de service, fait l’objet d’une partie entière de la thèse. Les arômes concernés dans les vieux vins sont souvent impliqués dans la composante fruitée des vins.
« Le travail a été abordé pour les composés à odeur “menthée”, mais l’identification d’un précurseur commun à tous n’a pas abouti dans le temps imparti. »
Un DMS fort dionysiaque
Revenons au DMS. Il est présent sous forme de précurseur dans le vin jeune.
Par des actions complexes, il favorise des notes aromatiques, puis les inhibe « de façon successive et répétée alternativement ». L’autrice parle de « polymorphisme sensoriel qui expliquerait sa forte corrélation avec le niveau de complexité des vins ».
« Une fois libéré dans le vin, le DMS contribue à de nombreuses expressions odorantes. La matrice dans laquelle il se trouve, sa concentration, ses capacités d’interaction avec les composants volatils et non volatils sont le siège d’un polymorphisme sensoriel qui pourrait participer au caractère “fascinant” du bouquet. »
Ainsi, dans la quatrième de couverture de son ouvrage sur Dionysos (Bacchus), Dionysos à ciel ouvert, l'hélléniste Marcel Detienne questionne :
« Quand Dionysos surgit sur la scène grecque, le multiple l'accompagne toujours. Divers, imprévisible, comment le reconnaître ? Le masque qui le dérobe est aussi celui qui le révèle. Son apparition est faite de jeux incessants, de présence et d'absence, son identité reste indéfiniment celle de l'équivoque. »
Illustration : janeb13 de Pixabay, Le Triomphe de Bacchus, Vélasquez.
À lire :
Justine Laboyrie, Composition et origine du bouquet de vieillissement des vins rouges de Bordeaux. Influences du terroir dans l’expression aromatique des vins vieux. Médecine humaine et pathologie. Université de Bordeaux, 2020.
Thèse consultable (dans sa version diffusable) sur : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03213152
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