Le travail manuel parait sans intérêt par rapport au travail de l'esprit. Répétitif, routinier et dénué de réflexion sur ses finalités, il provoquerait même un appauvrissement de l'intelligence.
Des auteurs comme R. Sennett et M. Crawford nous démontrent au contraire toute la richesse et l'intérêt de travailler en direct sur les objets ! Réparer des objets ou en fabriquer nous permettrait même d'accéder à plus de liberté.
Trois critiques de notre rapport aux objets et à l'attention
Matthew CRAWFORD a obtenu des diplômes de physique et de philosophie politique. Il a travaillé quelques mois dans un think tank, avant de bifurquer radicalement et d'ouvrir un atelier de réparation de deux roues à moteur. Depuis 2010, année de publication de l'éloge du carburateur, il raconte régulièrement cette histoire. Les think-tank visent à projeter une image de rationalité, mais il ne s'agit pas de penser ! Bien au contraire, Matthew CRAWFORD devait produire des raisonnements dans la ligne et le positionnement du think tank.
L'auteur porte une critique assez forte sur ces environnements de travail où l'on ne produit rien qui ait du sens. Il regarde aussi avec inquiétude les objets de ce siècle qui donnent l'illusion de liberté en nous sollicitant régulièrement pour nous proposer des choix. Cette conception libérale d'une liberté qui serait d'autant plus forte qu'on aurait plus de choix est issue du marketing. Elle mobilise l'attention et empêche de se concentrer ou de se poser la question du sens.
Comme Y. CITTON, Matthew CRAWFORD appelle à une écologie de l'attention qui permettrait à chacun de mobiliser son esprit sur une activité.
Enfin, les objets du quotidien nous sont devenus étrangers. Plus personne ne sait comment ils fonctionnent, plus personne ne vérifie le niveau d'huile de son véhicule. Une lumière nous indique qu'il est faible. Bientôt, nous dit Matthew CRAWFORD, la voiture nous enverra un mail pour nous alerter...

Faire travailler les mains pour retrouver la liberté
Matthew CRAWFORD ne s'oppose pas à la technologie ou au numérique. Il est même plutôt satisfait qu'on ait inventé la moto ! Et la piste qu'il propose pour nous aider à nous construire comme individu est assez originale. Comme nous l'avons vu, il récuse l'idée libérale selon laquelle la liberté se mesurerait au nombre de choix. Au contraire. Il faut les restreindre. Si mon portable est allumé, j'ai sans arrêt le choix de regarder ou pas les messages reçus. Si je l'éteins, je restreins mes choix, mais je suis plus libre !
En revanche, fabriquer ou réparer des objets oblige à se concentrer, à se débattre avec un problème. Ça donne parfois l'envie de se taper la tête contre les murs. Mais c'est cette opposition qui renforce le sentiment d'exister comme individu. L'artisan et le réparateur ont gardé le sens de la concentration quand le monde numérique distrait en permanence notre attention.
Matthew CRAWFORD s'intéresse également aux facteurs d'orgues, qui placent leur activité dans une tradition mais qui sont aussi capables d'innovations ou d'améliorations. Ils conçoivent pour les siècles qui viennent et se situent dans une histoire, contrairement à beaucoup de travailleurs contemporains, incapables de donner un sens et une temporalité à leur activité.

La main : pas si bête
Richard SENNETT est l'auteur de «Ce que sait la main», publié en français en 2010. Il y défend une idée de l'artisanat au sens large. Il s'agit essentiellement du "désir de bien faire son travail en soi". Il peut s'agir d'un.e développeur.se informatique, d'un.e aide à domicile, etc. Ce parti pris ne semble pas révolutionnaire. Il s'oppose néanmoins à Hannah Arendt qui prétendait que celui qui est complètement absorbé par sa tâche ne réfléchit plus aux finalités et peut devenir l'exécutant des projets les plus inhumains.
Dans notre société, les stratèges qui commentent des diaporamas et les analystes qui multiplient les tableaux excel sont plus valorisés que ceux qui produisent dans le cadre d'une routine. Les artisans sont opposés aux artistes, qui seraient les seuls à créer ! Sennett nous montre qu'il n'en est rien. Il réhabilite même la routine, passage obligé pour développer des compétences et innover. L'artisan nous réapprend l'art de la lenteur, indispensable pour mobiliser son imagination. C'est ce que Sennett a pu observer de ses rencontres avec Erin O' Connor, souffleuse de verre.

Ces deux auteurs nous mettent donc en garde contre une pensée trop abstraite, médiatisée par le numérique. Leur analyse coïncide avec l'expérience de centaines de personnes victimes de browning out (perte de sens), et qui ont redonné un sens à leur vie en s'engageant dans la cuisine, l'ébénisterie ou la couture.
C'est également une finalité des Repair café, qui proposent une nouvelle relation aux objets, dans un esprit de développement durable.
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources
Matthew B. CRAWFORD Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail - La Découverte Poche / Essais traduit par Marc SAINT-UPÉRY La Découverte, 2016 - 218 pages.
Matthew B. CRAWFORD Contact: Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver - Cahiers libres - traduit par Christophe JAQUET, Marc SAINT-UPÉRY - La Découverte, 2016- 352 pages
Richard SENNETT Ce que sait la main : La culture de l'artisanat - Albin Michel, 2010 - 416 pages
Anne JOURDAIN, « Ce que sait la main », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2011, mis en ligne le 08 février 2011, consulté le 11 novembre 2017. URL : http://sociologie.revues.org/685
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