La question de la maîtrise
Maîtriser
consisterait à dominer, par exemple, on « maîtrise un forcené ». Cette
vision semble un peu caricaturale quant au rapport au savoir. Qui peut prétendre
« dompter » la connaissance si fluide, si intriquée au vivant et en
faire un objet dont on use à son gré ? Il y a probablement une affaire de
lien avec une matière pour s’approcher un peu de la maîtrise mais sans
véritablement l’atteindre jamais.
La mestrance en marine, la maîtrise en
musique ou dans les ateliers, comment les contremaîtres, les maîtres compagnons et
tous ceux qui font corps avec leur matière développent-ils leurs talents ?
La question que je me pose est «Comment les maîtres-formateurs prennent-ils
forme ?» Par maître-formateur j'entends un professionnel de la formation,
un bon formateur, un formateur expérimenté, capable d'adapter la pédagogie à
une variété de situations au bénéfice de l'émancipation individuelle et
collective et en faveur du bien commun. Un formateur capable d'allier la
théorie et la pratique.
Le développement à suivre vise moins à décrire un
référentiel de compétences que d'approcher le chemin pour développer la posture
singulière d’exercice du métier au meilleur de ce que l’on peut en attendre.
La tradition de la maîtrise s'exprime en Occident et en Orient
En Europe dans la tradition des corporations de métiers, les compagnons
ritualisent des parcours de métiers, des parcours géographiques et des parcours
spirituels qui les font progresser vers un chef-d'œuvre. Ce déploiement aboutit
à l'émergence d'un maître compagnon. C'est en cheminant au sens figuré comme au
sens propre (Tour de France) et en se confrontant avec d'autres maîtres que le
métier, les outils et le compagnon progressent simultanément. Le compagnon
apprend chemin faisant. « Caminante no hay camino» nous rappelle
Antonio Machado.
En Asie, par exemple au Japon, la progression dans une voie est marquée par 3
étapes
- Shu, imiter les pratiques d'un maître, faire ses gammes, se préparer jusqu'à
ce qu'un geste socle de la pratique soit correctement reproduit;
- Ha, incorporer les pratiques du maître aux siennes, les éprouver dans une
variété de situations;
- RI, créer son propre style élaborer une voie à suivre par d'autres,
faire autorité et par là faire école.
J’ai
rencontré une école dont le maître
avait été formé par le fils du fondateur du Judo Jigoro Kano à l’art de lire
les coprs. Pendant 7 ans, dans l’école des samouraïs, il apprit à identifier
les gestes pour sentir avant même que l’adversaire ne bouge les forces et
faiblesses de celui-ci. Le répertoire de 42 000 gestes et micro-gestes permet d’infiltrer
des espions dans les endroits les plus dangereux ou de former les douaniers à
identifier les ruptures de cohérences chez les passeurs de drogues.
Le maître dans son art apprend du cœur
de son apprentissage
L'anglais distingue le teaching
du learning. Ce que fait l'enseignant
pour transmettre et ce qui est la part attribuée à l'élève. Je fais ici le
choix du mot apprentissage qui agrège simultanément le processus vécu tant par
le maître que par l'élève, mais aussi le résultat de ce processus.
Ce mot
reflète l'adhérence des objets qui compose le milieu d'apprentissage à un
système qu'il n'est pas si facile de décomposer. La décomposition entraînant
une déperdition de sens. Apprendre et enseigner pourrait bien être largement
confondu pour un maître qui reste sa vie durant un apprenti. Il ne sait se
contenter d'un état stable du savoir car il voit le monde toujours jeune.
Le maître dans son art se tait quand il
n'y a pas d'écoute ou d'envie de sentir l'indicible, le fin, la nuance, le
système complexe.
Nul ne peut apprendre ce qu'il croît savoir. Il est difficile de savoir ce qui
est difficile. Il est donc ardu d'aller seul au-delà de ses croyances. Pour
celui qui imagine aller plus loin ou plus finement, il s'agit d'être à nouveau
un apprenti, et pour cela de se dépendre de ses certitudes. Donc, le maître est
un éternel novice dépendant des autres. Il s'agirait même de désapprendre pour
faire de la place à du neuf. Faire de la place signifie créer de nouveaux
circuits neuronaux, opérer de nouvelles liaisons, favoriser de nouvelles
connexions entre des sensations, des perceptions, des cognitions et des
actions. Plus la forme progresse à travers le maître, plus il incarne quelque
chose.
Le maître dans son art en sait plus
qu'il ne sait dire (Polanyi 2009)
Il
met son corps, ses intuitions, son modèle mental, toute l'œuvre de sa vie dans
la forme par laquelle il est animé et pas simplement animateur. Le maître
formateur est agi par la pédagogie qui le traverse.
Fréquenter l'intimité d'un maître est l'une des façons de saisir les liens
qu'il élabore même inconsciemment entre son corps, son mental et les contextes
qu'il traverse et par lesquels il est traversé. C'est pourquoi les maîtres
aiment rejoindre des communautés épidémiques ou des communautés de pratiques,
pour concevoir ou éprouver leur discipline.
Le maître dans son art n'apprend que
s'il sait déjà.
Il
réorganise en permanence ses savoirs. Il les complète. Il vérifie toujours
selon de nouveaux angles que son expertise peut s'adapter à de nouvelles
situations.
Le maître formateur a développé son
style.
Il
est reconnaissable par les traces que laisse la forme dans laquelle il évolue.
Il a ciselé chaque geste, chaque mot. Ses supports sont sobres et percutants
(texte, schéma, support de cours, vidéo, agencement de l'espace), ceux des
apprenants qui le fréquentent également. On voit dans son regard attentif et la
douceur de ses gestes une intention profonde, une cohérence, une sûreté d'être
dans l'existence communicative.
C'est aussi le cas des apprenants avec lesquels
il interagit. À lui seul il est un lieu dans lequel celui qui apprend peut se
poser un moment. Pour progresser il rencontre d'autres maîtres, éprouve son art
avec eux dans une variété de contexte. Il utilise 1000 stratégies pour
expérimenter de nouvelles sensations, de nouvelles façons d'apprendre. Il
apprend pour la communauté et pas seulement pour lui. Il a une vision du savoir
au service du bien commun et pas seulement au service d'une carrière, la
sienne ou celle de ses élèves. Il varie les rythmes.
Parfois précis et incisif
pour aller droit au but, parfois lent à l'envie, jusqu'à ce que chaque étape de
la forme soit parfaitement détourée. Il oscille ainsi entre métaphore
fulgurante et précision de chaque temps d'un processus. Il est plus
facilitateur d'émergence au sein d'un groupe que donneur de leçons. Car ce qui
importe c'est d'apprendre ensemble. Chacun ayant la place de devenir un leader
du savoir. Il cultive l'art de l'effacement. Il cherche la critique. Il doute.
Il se pose des questions. Il n'a d'autres écoles de pensée que celle des
questions. Chaque question est un cadeau qu'il reçoit et qu'il partage.
Pour Perrenoud,
« La compétence n’est pas synonyme de perfection mais de réflexivité et de
régulation !"
Deux chemins il emprunte pour développer
son art
Le premier chemin est celui de Gandhi : "Se
transformer soi-même pour transformer le monde". Ce chemin exige un
développement personnel profond. Le maître doit s'ériger en tant qu'humain
d'abord. C'est un socle essentiel d'humanité sur lequel se pose une technique
pédagogique.
Le second chemin est celui qui consiste à observer les effets du monde sur
l'environnement et les effets de l'environnement sur soi et choisir
comment agir sur soi et l'environnement. C'est ici l'idée
du contexte qui engage son action
La place des outils
Dans cette vision d'une éthique pédagogique qui se cherche, les outils
demeurent des éléments du contexte. Ils ne créent pas le chemin. Les outils
numériques sont moins une canne pour avancer que des stimulations nouvelles. La
recherche de la simplicité du geste et du lien positionne le numérique comme un
contexte dans lequel se mouvoir et non comme une fin en soi.
Sources
Polanyi,
M. (2009). The tacit dimension. University of Chicago press
France
UPF Se transformer soi même pour transformer le monde
https://france.upf.org/conferences-en-france/187-france-2015/decembre-2015/656-se-transformer-soi-meme-pour-transformer-le-monde
TEDX
Martigny –Benoit Greindl
https://www.youtube.com/watch?time_continue=2&v=DOugbHYmBQI&feature=emb_logo
Perrenoud
– de quelques compétences du formateur expert
https://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_15.html
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