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Publié le 30 mars 2021 Mis à jour le 31 mars 2021

Apprendre avec son milieu

Lumières dans un sous-bois

Entre influence et intégration

Berque (1994, 2017) élabore deux concepts afin de saisir la relation complexe d'un individu à son environnement : la médiance et la trajectivité. 

À l'occasion d'une thèse réalisée au Japon, suivant la tradition asiatique, Berque cherche à lier plutôt qu'à séparer. Il ne se résout pas à l'idée d'une causalité unidirectionnelle de l'environnement sur l'individu comme dans la théorie des climats du XIXème siècle. Celle-ci imputait à des personnes voire des peuples entiers des attitudes ou des comportements au regard de leur environnement géographique et des climats associés. Il montre dans la continuité des travaux d'Heidegger le primat de l'habiter, de l'être là (dasein).

Il pressent des actions et rétroactions réciproques qui tranchent avec le dualisme de Descartes et de la science occidentale en cours depuis le XVIème siècle, séparant purement et simplement l'esprit de ce qui l'entoure. 

La médiance

Le concept de médiance est un néologisme fondé à partir du mot japonais «fudosei» de Watsuji (2011) qui pourrait se traduire littéralement comme "milieuité" ou situation à l'égard du milieu. Le choix du mot médiance est une recherche de traduction au plus près de l'idée du philosophe japonais de fudosei mais également l'apport d'un surplus de sens. Watsuji  définit la médiance comme "le moment structurel de l’existence humaine". Voilà comment Berque explicite cette formule :

"Dans la définition que donne Watsuji, cela signifie que la médiance est une motivation naissant du couple dynamique formé par les deux «moitiés» qui font concrètement l’être humain (ningen) : d’un côté sa moitié individuelle (le hito), de l’autre sa moitié relationnelle (l’aida )"

Pour Berque, la médiance est donc le couple dynamique formé par l’individu et son milieu et c’est ce couple qui est la réalité de l’humain dans sa plénitude existentielle. Cette idée qui relie de façon dynamique deux pôles censément disjoints s'oppose au  dualisme de Descartes qui envisage un esprit détaché de toute matière et de tout lien avec un habitat et valorise le caractère dynamique de la relation.

La trajectivité

Le caractère dynamique se définit par le concept de trajectivité. (Berque, 2017). Ce caractère du mouvement est souvent minoré. L'apprenant est parfois appréhendé comme un isolat, détouré de son milieu. Les spécialistes de l'éducation évoquent l'individualisation ou la personnalisation de la formation pour adresser à cet apprenant singulier les conditions les plus adaptées à sa situation. Ils étudient et créent  des dispositifs ad hoc censés le faire apprendre. Pris ainsi, l'individu devient une idée théorique arraché de son substrat spatial et social. Il est limité à la perspective de son cerveau, de ses croyances, de ses opinions, de ses aspirations sur lequel des ingénieurs de formation s'efforcent de laisser une marque.

Les neurosciences ont à cet égard le vent en poupe car elles sont en mesure de tracer les connexions neuronales en usant de scanners, alliées aux plateformes numériques, on leur prête beaucoup de crédit.  Pourtant le lien au monde qui caractérise l'individu dépasse la seule perspective cognitive.

Par son corps et sa nature sociale, l'individu est simultanément auteur de son milieu et façonné par lui. C'est la notion d'énaction posée par Maturana et Varela qui expriment cette révélation mutuelle du milieu à l'individu et réciproquement. Ce façonnage se nomme expérience. «L'individu expérience son milieu». Il le modifie par son vécu, il est modifié par lui. Cette expérience opère par déplacements du corps, du cerveau, des émotions, des liens qui opèrent. Il est différentes façons de se déplacer. 

Le déplacement dans le milieu

L'individu évolue tout autant dans son milieu qu'il en est une composante, mu/ému par lui. Il le fait de plusieurs façons possibles plus ou moins conscientes et actives, avec ou sans attention et intention. Il bouge son corps, ses yeux et l'ensemble de ses sens pivotent et perçoivent le monde sous différents angles. 

  • Une façon d'évoluer est de faire corps, comme les surfeurs qui glissent sur un élément. L'apprenant domine  son sujet il le connaît déjà au moins empiriquement et ainsi peut l'approfondir. Il sait déjà et peut modifier les agencements déjà ancrés. La fluidité l'emporte, tout s'enchaîne harmonieusement.

  • Une autre manière de se lier au milieu est de s’y camoufler. C'est par exemple l'apprenant qui se mêle, voire se dissimule dans un groupe. Il se place en retrait s'expose par peu de prises de parole, réserve ses ressentis. Il observe  et prend la mesure de ce que lui coûte ou rapporte son engagement. Il calcule ses gains et ses pertes.

  • Se fondre dans le milieu consiste à en adopter les formes à aller dans le sens de ses plis. Il y a là une forme de conformisme. L'apprenant se glisse dans les exigences du référentiel et de la bonne note à obtenir dans une soumission librement consentie. Il mise sur le futur. Il s'extraie de la contrainte extérieure immédiate en espérant jouir d'une meilleure emprise sur ses choix ultérieurement.

  • La distance au milieu, proximités et éloignements. Selon son engagement et ses liens étroits ou lâches avec les acteurs, les ressources, les situations, l'apprenant est pris par un écheveau d'enjeux qui s'impose à lui ou vis à vis desquels il se détache. Rien de commun entre suivre une formation dans son entreprise, voire sur son poste de travail avec ses pairs et partir explorer une réalité nouvelle. Le paysage d'apprentissage ne baigne pas dans les mêmes eaux. Les changements de repères et d'habitudes sont plus difficiles sans mouvements.

  • Certains apprenants phagocytent toutes les ressources du  milieu à leur seul bénéfice. Ils captent l'attention du milieu et de ses acteurs et font valoir leurs spécificités. C'est ainsi que les cadres ou bien les "hauts potentiels" sont particulièrement choyés pendant que des employés ou ouvriers peinent à accéder aux dispositifs formels d'apprentissage. D'autres, car ils disposent de meilleures cartes d'orientation, d'une compréhension de l'environnement ou d'un capital social élevé, parviennent à s'orienter vers les meilleures opportunités. Ils sont en mesure de transformer des situations quelconques en situation d'apprentissage. Ils sont dès lors proactifs.

  • Lutter avec plutôt que lutter contre le milieu est une façon de s'associer au milieu. Cela renvoie à l'idée de permaculture humaine où chacun finit  par occuper sa juste place dans un groupe ou dans la société. Cette façon de s’unir dans le milieu habilite sa part sociale.

  • La fêlure de soi pour se connecter au monde est une façon de se lier à son milieu en établissant un rapport sensible. C'est le propre des poètes que de se connecter au monde par leur fragilité, voire leurs névroses ou leurs émotions.  Ils laissent passer d'eux-mêmes quelque chose qui se mêle du monde.

Là où se vit l'expérience

Berque évoque le "corps médial" pour nous parler de ce vivant carrefour d’expérience, ce corps médial est bien plus riche qu'un sujet agissant sur le monde, c'est aussi une partie du monde, c'est peut être cela qu'on appelle la nature humaine et que l'on trouve quand on apprend.

Sources

Berque, A. (1994). Milieu et logique du lieu chez Watsuji. Revue philosophique de Louvain, 495-507.

Berque A. (2014), La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris-Ouest, 80 http://ecoumene.blogspot.com/2013/11/la-mesologie-pourquoi-et-pour-quoi.html?m=1 

Berque, A. (2014). Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains. Belin.
https://www.decitre.fr/livres/ecoumene-9782701199511.html#ae85

Berque, A. (2017). Les limites radicales de la subjectivé occidentale moderne–quelques implications épistémologiques de la mésologie. Méthod (e) s: African Review of Social Sciences Methodology, 2(1-2), 14-30

Berque, A. (2017). Trajection et réalité. La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?  Colloque international, Cerisy-la-Salle, 30 août-6 septembre 2017

Bertillon, L.-A., (1873).  «Mésologie», Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales 2èmesérie, tome 7,  p. 211-266, p. 211

Watsuji Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu, (2011) (Milieux. Étude de l’entrelien humain), Tokyo, Iwanami, 1935. Traduit par Augustin Berque, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS Éditions
https://www.decitre.fr/livres/fudo-9782271071378.html#ae85


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