« Chanter c’est comme honorer l’oxygène » aurait dit Björk, qui célèbre bien ses échanges gazeux avec sa vitalité enthousiaste. C’est aussi une forme de lien social, une fraternité vibratoire grâce à laquelle nous pouvons faire corps (les chants en famille, les chants d’anniversaire), apprendre (des règles grammaticales ou de calcul), partager une culture.
Suivre sa voix
Selon la voix qu’on a et l’inscription sociale de ses caractéristiques, on sera entendu·e ou pas. Selon les milieux, une même voix sera appréciée ou pas.
On connaît les voix fluettes des timides, celles qui ne sortent pas pour des raisons mécaniques ou émotionnelles, les voix forcées parfois rayées des tenaces qui cherchent à être entendus coûte que coûte, et les voix qui cheminent librement dans tous les étages du corps parlant.
Les voix sourdes, celles qui rient, celles qui chantent à gorge déployée.
Vibrer ensemble
Chanter c’est vibrer ensemble. Certaines cultures chantent et dansent beaucoup ensemble, d’autres moins. Je me souviens d’avoir participé à une rencontre avec les étudiants d’une amie qui enseignait le français à l’université de Bénarès.
Nous étions embarqués sur le Gange, et nous avions partagé nos chants. Les Indiens connaissaient des chansons élaborées, qu’ils nous donnaient avec de grands sourires, persuadés qu’on allait leur offrir au moins l’équivalent. Et nous, totalement prises au dépourvu, nous leur avons chanté avec des grands gestes la chanson de Delon et Dalida : « Paroles, paroles » !
« Écoute-moi, je t’en prie »
Bien sûr, nous avons bien ri ensemble sur la barque, et la question de la justesse des paroles et du chant était secondaire.
Beaucoup de personnes s’entendent dire très sérieusement qu’ils chantent faux. Les études montrent cependant que les gens ont tendance à s’estimer moins performants qu’ils ne le sont, et qu’il existe une réelle difficulté à l’auto-évaluation.
C’est en partie l’objet de la recherche de Pauline Larrouy-Maestri, qui s’est attachée à explorer plus particulièrement « les aspects méthodologiques et théoriques de la justesse en contexte mélodique ».
La thèse est en partie en français et en partie en anglais (pour les sept études mentionnées en fin de chronique).
L’impermanence des règles musicales
La question de la justesse s’inscrit dans un système que l’on sait culturel, mais aussi temporel :
« La musique occidentale […] est hiérarchisée et structurée par un système tonal […] apparu à la Renaissance. »
Les règles musicales du système occidental demandent de respecter ses caractéristiques mélodiques : l’organisation tonale, et le respect des contours et des intervalles (la relation entre les notes).
La notion d’intervalle existe depuis des siècles, mais sa dimension a beaucoup évolué pour se fixer dans la gamme chromatique tempérée.
Le « tempérament égal » divise l’octave en douze demi-tons (dièse / bémol) strictement égaux.
Il a permis de « trouver un compromis acceptable entre l’inaccessible exactitude acoustique des harmoniques naturelles et le système harmonique. »
« Ils sont tous faux de la même façon »
« Bien que les intervalles soient faux relativement aux harmoniques naturelles [les multiples de la fréquence fondamentale ou vibration simple], ce tempérament est facilement supporté par l’oreille.
Cela provient du fait qu’ils sont tous faux de la même façon et que ce système a été adopté pour l’accord instrumental depuis quelques siècles déjà (depuis 1750 environ). »
La gamme tempérée est adaptée à la plupart des instruments à touches ou à repères, mais la voix va parfois chercher à rééquilibrer ou à jouer autrement sa partition comme cela a été déterminé pour des chanteurs lyriques face à une partition de Schubert.
En effet, la voix produit des sons de manière continue et permet de chanter des intervalles inférieurs au demi-ton.
Finalement, qu’est-ce qui est juste et qu’est-ce qui est faux ?
Il faudrait réécouter cet ami qui chante « Désenchantée » avec tout son cœur : serait-il plus juste que prévu ? La majorité des gens chante juste et les troubles de la justesse concernent 10 à 20 % de la population.
La justesse peut être évaluée par une méthode dite subjective, qui fait appel à des humains : les experts en voix dysphoniques (logopèdes, orthophonistes), les professeurs de chants, les non-experts.
Ces derniers peuvent être influencés par de multiples éléments relatifs au musicien, à la performance et par leurs propres biais personnels.
La justesse vocale peut aussi être évaluée par une méthode dite objective, qui doit être calibrée (et parfois rectifiée) sur le niveau des erreurs de justesse à quantifier.
Les troubles de la justesse
Quatre types de troubles de la justesse sont répertoriés :
- Le trouble perceptif. Il est associé au déficit de discrimination des hauteurs de sons musicaux, mais ce n’est pas systématique : certains amusiques sont capables de produire des sons justes.
- Le trouble mémoriel. Il s’agit de la capacité à mémoriser des séquences (l’accompagnement musical allège la charge de travail).
- Le trouble d’intégration sensorimoteur. Il s’agit de déformations dans le passage de l’intention à l’action, qui peut concerner le rapport au modèle chanté et à la traduction du modèle pour sa propre voix.
- Le trouble moteur. Il s’agit de la capacité à contrôler les muscles laryngés et de coordonner le système pneumo-phonatoire.
La mécanique du chant
« Le système respiratoire fournit une énergie aérodynamique, constituée par la pression et le débit d’air sous-glottique (à l’intérieur de la trachée, sous le larynx). Lors de son passage au niveau laryngé, l’énergie aérodynamique se transforme en énergie mécanique et acoustique et détermine ainsi la fréquence fondamentale. »
« L’onde sonore passe ensuite par le conduit vocal. Comme pour la parole, le chanteur a la possibilité de modifier la forme de ce conduit, constitué du pharynx, des cavités buccale, nasale et labiale. »
« Un équilibre entre les différentes forces physiques (aérodynamique, biomécanique et acoustique) est nécessaire pour chanter. Ces paramètres auront un impact sur la hauteur, le niveau de pression sonore et le timbre du son. »
La partie mécanique peut être impressionnante à découvrir. J’en ai fait l’expérience avec la musicologue, autrice et chanteuse Isabelle Poinloup, lors d’une exploration de capacités vocales. J’ai été soulevée de terre, l’abdomen pressé comme un soufflet, alors que je faisais sereinement des exercices respiratoires et sonores.
La concentration, la confiance, la surprise et l’action mécanique ont produit une note lyrique puissante et bien plus aiguë que ce que j’aurais imaginé jamais pouvoir produire.
Les sept études
En anglais dans la thèse, elles sont synthétisées en français dans la discussion et clarifient cette question de la justesse vocale en contexte mélodique en fonction des acteurs, des modalités de mesure et des contextes.
- Critères et outils d’analyse objective de la justesse vocale d’une chanson populaire « joyeux anniversaire ».
- L’évaluation de la justesse vocale d’une voix chantée : comparaison entre les méthodes subjective et objective.
- La capacité chantée est ancrée dans le contrôle moteur vocal de la hauteur.
- Les effets du stress sur la justesse vocale de la voix chantée.
- Les effets de la mélodie et de la technique sur la justesse de la voix chantée de chanteurs entraînés.
- Les effets de la mélodie et de la technique sur les profils acoustiques et musicaux des voix lyriques occidentales.
- L’évaluation de la justesse vocale : le cas des voix lyriques. Analyse acoustique et évaluation d’experts.
Source image : DawnyellReese de Pixabay.
À lire :
Pauline Larrouy-Maestri, Évaluation de la justesse vocale en contexte mélodique. Sciences psychologiques et de l’éducation. Université de Liège, 2013.
Thèse consultable sur : https://orbi.uliege.be/handle/2268/156426
Références :
Isabelle Poinloup, cours de chant, « marre de chanter faux ? » :
https://www.youtube.com/watch?v=Md1KD7MzSBg
Isabelle Poinloup, cours de chant, « libère ta voix, découvre ton larynx » :
https://www.youtube.com/watch?v=_z4PbqbEVho
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