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Publié le 26 septembre 2022 Mis à jour le 29 septembre 2022

L’école à la sauvette [Thèse]

L’enquête d’un apprenti vendeur à la sauvette

Silhouette de femme ouvrant son manteau afin de revendre des produits récupérés dans les poubelles de grands magasins boulevard Barbes à Paris

« L’honnêteté ne fait pas manger »

Proverbe québécois

Pas moins de 1,3 milliard de tonnes de nourriture sont gaspillées chaque année, soit 1/3 des aliments produits dans le monde. L’Europe gâche à elle seule l’équivalent de denrées nécessaires pour éradiquer la faim dans le monde. Parallèlement à cela, s’est mis en place depuis quelques années un processus de paupérisation des sociétés entraînant des milliards de personnes vers la pauvreté. 

Voulant joindre les deux bouts en revendant avec le maximum de profits des marchandises aux origines quelques fois douteuses, il n’est plus rare de voir ici et là des vendeurs à la sauvette. Les badauds parcourent ces marchés reconnus par tous comme illégaux sans étonnement face aux cigarettes et aux souvenirs, aux biens alimentaires et de consommation. Vendre à la sauvette consiste à vendre de la marchandise sur la voie publique sans autorisation spéciale et sans installations fixes, afin de pouvoir se sauver rapidement en cas de contrôle.

C’est là que des revendeurs alimentaires bradent les prix de manière imbattable sur des lots récupérés plus tôt parmi les déchets et les invendus de grands magasins. La vente à la sauvette nécessite des savoirs bien précis en fonction des marchandises à revendre pour pouvoir être vue par les clients sans être vue par les autorités, mais aussi gérer la compétition et les acheteurs malhonnêtes. 

Comment obtenir des marchandises ? Sur quoi repose la relation marchande ? Quelles sont les subtilités à maîtriser ? Quelle est la place de la ruse et de la tromperie ? Comment échapper à cette économie ? Voilà ce que propose de découvrir à la sauvette Gauthier Bayle dans sa thèse « Le commerce, la ruse et la tromperie : ethnographie de la vente à la sauvette à Paris ».

L’occasion fait le larron : pourquoi lire cette thèse

En apprenti vendeur à la sauvette, Gauthier Bayle fait le pari d’un mode d’enquête dit «à découvert» dans lequel toutes les personnes sont conscientes de ses intentions. À force de contacts réguliers et transparents, il réussit à se fondre dans la masse et ne plus inquiéter ses sujets pour collecter des données sans interférer dans les situations observées. Cela permet à l’auteur de révéler un ensemble d’aspects économiques, sociologiques ou même anthropologiques qui restaient occultés en raison de l’illégalité du thème étudié.

Travailler est un moyen de gagner sa vie ou compléter un revenu dignement. Cependant en France, travailler demande des papiers et la vente sur l’espace public nécessite une habilitation impliquant diverses taxes et le respect de codes ou normes. La vente à la sauvette, sous le manteau ou encore sauvage, est interdite en France. De la tour Eiffel au boulevard Barbes, en passant par les sorties de métro et les locales poubelles des magasins, l’auteur analyse le réel dystopique des vendeurs à la sauvette d’une des villes les plus idéalisées au monde. 

Loin des simplifications sensationnelles médiatiques, l’auteur rend ainsi compte de toutes les nuances de son sujet. Un monde où s’entremêlent d’innombrables personnalités sur la toile de fond d’un modèle de loyauté tissant des liens invisibles entre tous les acteurs composant une insolite communauté où la ruse et la tromperie se transforment en savoir-vivre et légitimité. Outre la dureté de la réalité rapportée, l’auteur offre, à la manière des clichés qui jalonnent sa thèse, de nouveaux points de vue faisant surgir de ses données, espérance, humanité et désir d’exister. 

Extrait : Rencontres et Relations d’enquête : Jeanne 

« L’Avenue de la Porte de Montmartre borde le périphérique autoroutier tout au nord de Paris et accueille un marché alimentaire municipal tous les jeudis matins. Quelque part sur son trottoir de droite, près d’un abribus, l’allée d’une résidence ne permet pas d’installer des étals conventionnels. Sur cet espace d’une vingtaine de mètres carrés, on peut faire toutes sortes d’affaires sous le manteau. Un peu de contrefaçon : des ceintures, du parfum, des montres, des jouets… Quelques produits de base : du dentifrice, du shampoing, des lames de rasoir, du chocolat, des couches pour bébé. Mais surtout de l’alimentaire.

À la suite d’un concours de circonstances, j’y ai rencontré Jeanne 3 le 26 février 2015. Sous ses allures de matrone aux avant-bras musculeux, elle était la seule à avoir échappé à une saisie policière ce jour-là. Avec son charriot et son grand sac en nylon, elle faisait semblant d’attendre le bus. Elle m’a dit qu’elle avait soixante-sept ans, qu’elle était française d’origine et ex-salariée d’une maison d’édition de disques. Je me suis ensuite assis à côté d’elle et elle m’a expliqué qu’en douze ans, si elle avait bien appris quelque chose d’utile, c’est de ne pas étaler trop de marchandises pour pouvoir les rassembler rapidement quand c’est nécessaire.

Après ça, je suis revenu régulièrement pendant plusieurs mois. Parfois, elle m’invitait à prendre un café à 14 h quand le marché se termine. Si elle devait s’éclipser pendant qu’elle vendait, il lui arrivait aussi de me demander de surveiller sa marchandise quelques instants. À d’autres occasions encore, elle insistait pour que je reparte avec des produits qu’elle n’avait pas pu vendre, pas seulement à moi, mais à d’autres revendeuses également. C’est de cette manière que j’ai saisi qu’il y avait une sorte de règle à ce sujet. Les dons de marchandises ne sont effectivement pas rares entre revendeuses. Elles peuvent aussi s’en vendre et s’en acheter. Il est, par contre, beaucoup moins courant qu’elles révèlent le lieu de leur provenance. Cela dit, j’avais la chance d’avoir découvert l’un de ces points de récupération par mes propres moyens. De là, j’avais décidé (pour un temps) d’en faire profiter Jeanne en lui apportant le jeudi matin ce que j’avais trouvé la veille.

Entre 2015 et 2017 et selon un rythme variable, j’ai participé à la récupération de marchandises mises à la poubelle (mais encore consommables) puis à leur revente en marge de marchés de quartier du nord de Paris. J’ai fréquenté les points de revente alimentaire par observation directe pendant les premiers mois, puis par observation participante. J’ai été, comme chacune d’elles, le premier bénéficiaire de la nourriture que je trouvais, ce qui m’a permis (dans une période de vaches maigres) de diminuer de moitié mon budget alimentaire, à raison de deux récupérations par semaine au plus fort de mon activité. De l’autre côté, ma participation s’est le plus souvent limitée à une ou deux heures de vente et à des gains compris entre trois et huit euros. Enquêter de cette manière supposait que je puisse m’approvisionner de façon autonome et régulière. Si j’ai pu le faire aussi souvent c’est parce que le magasin en bas de chez moi rassemblait deux fois par semaine une poignée de personnes qui attendaient de pouvoir récupérer ses invendus. J’y ai appris à connaître ce groupe de récupérateurs aussi bien que certaines revendeuses et les notes de terrain que j’ai compilé à leurs côtés sont pratiquement aussi nombreuses. »

Haute École de Commerce de la sauvette ?

Le recoupement des données recueillies par Gauthier Bayle permet de faire apparaître un réseau social dans lequel chaque individu cherche à éviter une escalade de déloyauté. Nous découvrons que tous les acteurs de ce microcosme, police incluse, assouplissent leur ego pour permettre un compromis si ce n’est une redevabilité mutuelle. Cherchant une forme de paix sociale en permettant à tous de co-exister, se mettent en place des échanges de faveurs, des conseils, des mutualisations ou encore des règles informelles. Cependant, cette désescalade de tensions reste fragilisée par tous les manquements ou sentiments de trahison la faisant voler en éclats. 

À défaut de sortir d’une Haute École de Commerce, les vendeurs à la sauvette se voient apprendre leur gagne-pain à l’école de la rue par un apprentissage social copiant les réussites des plus audacieux. À même la vente, les ficelles de ce métier s’assimilent par la somme des expériences personnelles et d’un compagnonnage direct ou indirect tant de leurs pairs, de leurs clients que de la police. Ainsi se construisent des compétences et un savoir informel fondés principalement sur la méfiance et la ruse comme le montre une formule revenant souvent aux oreilles de l’auteur : « même ton meilleur client, c’est un voleur ». 

De vices à débats?

En clair obscur, l’auteur dévoile le monde de la vente à la sauvette et la cohérence de ce dernier avec le contexte sociétal d’une métropole. Derrière les faux semblants de joie de certains des échanges recueillis se font ressentir tensions et détresses sociales fortes. Une somme d’individus rarement viciés, vivant dans un milieu se structurant par jeux de confiance et de trahison dans une rue qui contrairement à eux ne leur fera pas crédit. 

Gauthier Bayle donne une visibilité à une communauté et leurs relations humaines habituellement éclipsées par nos routines. Nous entrevoyons comment se tissent, se transmettent et s’acquièrent les différents comportements sociaux propres à un groupe qui jonche les villes. 

Motivés par les problèmes d’emploi, de justice ou encore de faim découlant de la pauvreté urbaine, ces insolites entrepreneurs font émerger des alternatives à une économie conventionnelle. De telle manière que certains de ces vendeurs à la sauvette apprennent malgré eux à jouer un rôle social en fournissant à des prix imbattables divers consommables aux populations les plus précaires tout en rentabilisant le gaspillage alimentaire. 

Et vous alors ? Prêt à vous former à la sauvette ?

Bonne lecture

Ce travail a été soutenu le 17 novembre 2021 en vue de l’obtention du doctorat de Sociologie de l’Université Paris Nanterre à l’École doctorale Économie, organisations, société (ED: 396) au sein du Laboratoire des Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (UMR 8533) (Nanterre — France)

Sources

Gauthier Bayle. Le commerce, la ruse et la tromperie : ethnographie de la vente à la sauvette à Paris. Sociologie. Université de Nanterre — Paris X, 2021. Français. ⟨NNT : 2021PA100114⟩. ⟨tel-03649494⟩

Thèse : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03649494/

PDF : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03649494/document


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