
Tous les mois, un nouvel épisode de balado aborde un aspect technologique pour mieux comprendre les sciences du numérique et notre monde de demain.
Publié le 12 octobre 2022 Mis à jour le 12 octobre 2022
L'histoire de l'art est faite de ruptures. À la fin du XIXe siècle, des centaines de peintres ont fréquenté les ateliers prestigieux et exigeants qui dispensaient un savoir académique. Julian, Bouguereau, Lefebvre, Gleyre, Delaroche, Gérôme étaient autant de stars maintenant tombées dans l'oubli.. On y entrait difficilement, on y travaillait énormément, et on en sortait avec un savoir faire qui impressionne. Aucune erreur dans les drapés, les anatomies, les perspectives, les compositions. Mais quel ennui !
Pourtant, plus d'un siècle plus tard, des formateurs tentent de retrouver les méthodes pédagogiques qui amenaient tant d'étudiants à un niveau de virtuosité quasi inégalé.
Parmi ceux-ci, Ramon Alex Hurtado, a fouillé toutes les correspondances, les récits, les biographies et les dessins d'ateliers pour reconstituer la progression pédagogique des ateliers de la fin XIXe. Il a abordé des dizaines d'archives avec des questions de professionnel : Comment tient-on le crayon ? Fait-on un dessin précis avant de peindre ? Commence-t-on par les ombres ? Quels sont les repères que l'on prend pour les proportions ? Quel niveau de connaissance était requis en anatomie ?
Il y a quelques années, une jeune femme, Nabilla, connaît une notoriété impressionnante à la suite d'émissions de téléréalité. Un chroniqueur pas impressionné lui fait remarquer qu'à son âge, Rimbaud avait déjà écrit toute son œuvre poétique. Il a peu de temps pour savourer sa pique. La star lui répond spontanément : "Oui, mais il n'avait ni la télévision, ni Internet; il n'avait que ça à faire". Et effectivement, c'est une des premières leçons que l'étude des ateliers nous apporte. C'est aussi la leçon que nous a laissé Kim Jung Gi, artiste coréen décédé à 47 ans et qui déplaçait des centaines de personnes à chaque fois qu'il dessinait en public.
Il faut travailler, y consacrer des heures. Matin, après-midi et soirs, et sans doute une partie de la nuit. Mais il y a aussi une méthode, souvent éloignée des préceptes pédagogiques contemporains.
Pas question semble-t-il d'individualisation ou de projet personnel. On entre à l'atelier pour suivre un cursus. Parmi les étapes, le travail sur des reproductions de sculptures en plâtre, pour se familiariser avec les volumes, les ombres et les lumières. Lorsqu'on est suffisamment mûr, on peut espérer passer aux dessins d'après modèles vivants.
Les écrits de l'époque témoignent d'un brouhaha important et du manque de place. Un atelier est une ruche. Les étapes peuvent être franchies plus ou moins vite, mais elles restent immuables, et sensiblement les mêmes d'un atelier à l'autre, et mènent de reproductions de plâtre à la peinture de modèles.
On retrouve cette méthode dans certaines académies contemporaines, comme la Florence Academie of Arts
Les archives montrent également l'esprit de compétition qui règne dans les ateliers. Régulièrement, le maître évalue et classe les travaux. Ces classements anticipent les concours, et notamment le prix de Rome, que tous les artistes ambitionnent et qui permet d'être accueilli en résidence dans la Ville éternelle.
Le prix de Rome constitue une certitude d'obtenir de nombreuses commandes. Les archives montrent que dès l'entrée dans les ateliers, les élèves sont classés. Un bon classement permet par exemple de choisir son emplacement face aux modèles. Est-ce à dire que l'ambiance entre élèves est mauvaise ? Il ne semble pas que la question intéresse les enseignants, mais les témoignages des artistes en devenir, leurs courriers et leurs écrits montrent aussi une entraide spontanée entre eux, qui ne semble ni encouragée, ni accompagnée par les enseignants,.
Les peintres d'ateliers ne se pensent pas comme des artistes mais comme des personnes qui font de l'art. L'inspiration, le génie, l'intuition ont peu de place dans les progressions pédagogiques. Il est surtout question de construction, de connaissance précise de l'anatomie et des règles de composition. Comme Léonard de Vinci avant eux, ces artistes se considèrent comme des géomètres. Ils vivent leur art comme des artisans. Quels sont les os qui composent le squelette ? Où viennent s'attacher les muscles ? Quelles proportions se rapportent aux canons antiques ? On étudie encore et encore.
Dans une optique plus contemporaine, on serait tenté de proposer un parcours où la formation serait plus libre et ouverte au fur et à mesure que les étudiants gagneraient en technique. On pourrait aussi imaginer qu'une part de la formation soit plus libre dès le départ, et orientée vers l'imagination, la création personnelle... Il ne semble pas que les ateliers de la fin du XIXe prennent cette orientation, à l'exception de quelques uns, comme celui de Gustave Moreau, où des artistes comme Rouault ou Matisse ont fait leur apprentissage.
Quand arrête-t-on l'étude pour aller vers la création ? La réponse est jamais... Quels que soient les ateliers, et Alex Ramon Hurtado nous en présente presque une dizaine, les modèles vivants en pied, surélevés par rapport aux étudiants succèdent aux plâtres, avec la même attention sur les volumes, les lumières, les proportions et le modelé. Même Henri Matisse ou Albert Marquet qui révolutionneront bientôt la peinture, se plient à cet apprentissage .
Dans d'autres registres, on pense bien évidemment à Flaubert et aux leçons qu'il donne à Maupassant. Pas question d'invoquer les muses et de prendre des pauses inspirées. Dans un article paru dans la revue Lire, Emmanuel Schmitt s'inspire de cet auteur pour mettre en garde contre la foi dans le "don", qui permettrait de produire un chef d’œuvre en toute facilité.
"Dans le champ littéraire, on le constate souvent : tel possède le don du dialogue, tel des personnages, tel de la phrase, tel du détail, tel de l'image, tel du mouvement, tel de la musicalité. Cependant, une personne les reçoit rarement tous. Voilà ce qui incite à relever ses manches, diagnostiquer ses qualités, ses défauts, ses manques, et combler les vides par un labeur acharné."
Sans être des espaces de "copie", les ateliers partagent une culture où la Renaissance figure comme un horizon indépassable. Les professeurs se réfèrent au quotidien à Léonard de Vinci ou à Michel-Ange, voire à Raphaël. Et là encore, ils ne peuvent s'empêcher d'établir des classements ! Ces classements se retrouvent encore entre les enseignants. Qui de Cabanel ou de Gérôme est le plus grand ? Heureusement, chacun excelle sur certains critères, et reste en deçà de son collègue et rival sur d'autres !
Ces ateliers sont restés des espaces d'étude. Ceux qui ont laissé une trace dans l'histoire de l'art s'en sont souvent enfuis ou détournés. La recherche de perfection, de rigueur et de savoir faire artisanal a étouffé la folie ou la spontanéité qui font l'art.
En écrivant cet article quelques jours après le décès de Kim Jung Gi, on peut espérer. Ce dessinateur virtuose, travailleur infatigable doué d'une mémoire impressionnante portait aussi un monde imaginaire surréaliste, violent, torturé et porteur d'une culture pop où les images s'entrechoquaient littéralement.
Ressources :
Ramon Hurtado : site internet : https://ramonhurtado.com/
Stan Propenko - interview de Kim Jung Gi - 2018 :https://youtu.be/aoqu5SEFqRI
Florence Academie of Art : site internet : https://www.florenceacademyofart.com/
Kim Jung Gi : site internet : https://www.kimjunggi.net/fr/
Eric-Emmanuel Schmitt - "Le génie et le Talent" - article paru dans la revue Lire - septembre 2022
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