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Publié le 09 février 2022 Mis à jour le 09 février 2022

Oublier pour mieux apprendre ?

L'apport des obstacles épistémologiques en formation


Apprendre, c'est nager d'une rive à l'autre

Dans le Tiers-instruit, Michel Serres nous présente un nageur qui traverse le fleuve de son enfance, la Garonne. Dans les premiers mètres, celui-ci est assuré de pouvoir revenir sur la rive et il n'a pas l'impression de courir un risque. Progressivement, arrivé au milieu du fleuve, il atteint un point  où il ne sait pas s’il est plus proche de la berge de départ que de sa destination. Les deux rives sont également difficiles à atteindre.

À ce stade, il peut être inquiet de la décision qu'il devrait prendre si d'aventure il se trouvait mal. Revenir ? Continuer ? Comment faire un choix ?


Le point d'incertitude

Cette image du nageur illustre la situation d'une personne qui apprend et qui doit pour cela se détacher de ce qu'elle savait. Dans le cas de Michel Serres, il s'agit d'oublier le langage et l'accent de la Gascogne ainsi que la culture rurale du sud-ouest de la France, pour s'approprier une culture universitaire. Les premiers moments d'apprentissage sont faciles. Le retour est toujours une option possible. Mais progressivement, il doit faire des choix et renoncer à une culture pour adopter l'autre.

Pour cet auteur, la traversée du fleuve représente aussi le fait de renoncer à l'usage de la main gauche pour écrire, dans ses premières années d'écolier.

A-t-il vraiment oublié ?

Arrivé sur l'autre rive, comme sur l'image 3, notre nageur pourrait se contenter d'oublier et remplacer ce qu'il connaissait par de nouvelles connaissances. Pas si simple, nous dit Michel Serres. Il aborde certes un nouvel environnement, mais il n'oublie pas ce qu'il a quitté. Plus encore, il se souvient de la traversée. Une personne se construit avec ce qu'elle a quitté, avec l'histoire ce ses ruptures, par ce qu'elle découvre, et par ses trajets.

Parmi les moments qui marquent nos parcours d'apprentissage, cette position incertaine, entre les berges est essentielle. C'est une position "blanche", nous dit l'auteur, dans le sens où elle est indéterminée. Rien ne permet de prédire avec certitude l'orientation que prendra l'apprenant.

Il n'a pas seulement changé de berge, de langage, de mœurs, de genre, d'espèce, mais il a connu le trait d'union [...]

Ce n'est pas une nouvelle personne qui aurait tout oublié, ce n'est plus tout à fait l'ancienne personne.Ce n'est pas non plus la juxtaposition des souvenirs et du vécu présent. Le déplacement est lui aussi une expérience qui le construit. Michel Serres le compare à un funambule ou à un Arlequin.

Difficile de ne pas faire un lien avec le livre de G. Halpern, «Tous centaures», qui nous montre à quel point nos identités se construisent sur du multiple. On ne rejette jamais complètement ce que nous avons appris. Nous tissons au contraire nos identités à partir de nos nombreuses expériences.

Plus largement, et sur des savoirs qui ne touchent pas si directement l'identité, les connaissances ne se remplacent pas directement par d'autres comme on changerait une carte mémoire. Changer de paradigme, de méthodologie, ce n'est pas si simple ! Quand ce qui a permis notre réussite devient un obstacle pour avancer et que nous sommes priés de l'oublier, nous faisons une expérience proche de celle du nageur...

L'obstacle épistémologique : on ne construit pas sur un terrain vide

Gaston Bachelard avait montré dès 1938 combien il était difficile de quitter une rive. Acquérir de nouveaux savoirs, c'est se battre contre des préjugés, des connaissances intuitives et pratiques. Les connaissances peuvent s'accumuler  de façon incrémentale. Mais parfois, ce que je pense savoir vient se heurter contre le réel. Il y a une impasse, une aporie, un obstacle. 

Les anciennes méthodes, les paradigmes adoptés jusqu'à présent ne suffisent plus. Mais ils résistent. Ils s'accrochent. Ce que je maîtrisais devient alors un obstacle pour avancer et aborder de nouveaux champs. Les grands hommes, nous rappelle l'épistémologue, sont utiles à la science dans les premières années de leur vie et nuisibles ensuite. Leurs acquis pèsent comme un sac à dos encombrant. On pense à ces entreprises qui annoncent préférer prendre des débutants et les former, que d'embaucher des personnes déjà formées par les concurrents, les universités et les écoles.


Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.

Gaston Bachelard, la formation de l'esprit scientifique - 1938

Dans son ouvrage «L'erreur, un outil pour enseigner», Jean Pierre Astolfi acccorde une place importante à Bachelard et à Piaget, qui ont chacun insisté sur le combat intérieur des apprentissages lorsqu'ils nécessitent de réévaluer ou de remiser des représentations.

Les grands groupes pour faire émerger les obstacles épistémologiques et les surmonter

Pour un enseignant, travailler sur les représentations partagées des élèves est indispensable. Faire émerger, rendre visible les présupposés, les implicites pour travailler dessus et aider les apprenants à les dépasser. Une démarche individuelle, mais aussi applicable dans des groupes, voire des grands groupes. C'est ce que nous montre Yvan Pigeonnat.


La méthode qu'ils exposent s'appuie sur des grands groupes et la mise en place de débats. Le formateur isole des concepts clés qui représentent les obstacles épistémologiques qu'il ou elle anticipe.

Pour chaque obstacle, il ou elle construit une situation problème. Chacun y réfléchit seul quelques minutes (1), puis avec ses voisins (2). Un vote individuel suit ces délibérations en petits groupes (3).

Un débat public est ensuite organisé, à partir des réponses données (4). Enfin, une phase "d'institutionnalisation" permet au formateur de reprendre sa casquette, de faire une synthèse, de consacrer du temps aux erreurs en les valorisant, en faisant apparaître la logique qui peut y amener, sans sanctionner, sans juger, sans se moquer ! (5)

Dans un contexte assez différent, les recommandations de Funny Learning pour "apprendre à désapprendre" ne sont pas si éloignées. Un environnement rassurant, bienveillant, une parole libre et des techniques pour faire émerger les présupposés doivent aider à dépasser les obstacles liés à des représentations.

Ces approches permettent sans doute de mieux appréhender les nouveaux schémas de pensée, et d'éviter le "oui mais..." de ceux qui seraient plus à court d'arguments que convaincus, ou qui synthétiseraient l'obstacle épistémologique avec des phrases qui opposeraient théorie et pratique. Isabelle Barth parle d'acceptation de surface quand on se contente de renoncer à discuter.

illustrations : Frédéric Duriez

Sources :

Université du Québec à Chicoutimi - textes sélectionnés par B. Dantier - Bachelard et l'obstacle épistémologique
http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bag.obs

Yvan Pigeonnat - Institut Polytechnique de Grenoble, PerForm, Grenoble, France - Grands auditoires : plus qu'un handicap, une force pour enseigner des concepts difficiles ! - Le principe du "débat scientifique avec les étudiants" sur le Site de l'université de Paris-Saclay - Février 2020
https://www.universite-paris-saclay.fr/sites/default/files/2020-02/grands-auditoires-une-force-pour-enseigner-les-concepts-difficiles.pdf

Astolfi, J.-P. (2009). L’erreur, un outil pour enseigner. Paris : ESF.
https://www.decitre.fr/livres/l-erreur-un-outil-pour-enseigner-9782710141815.html

Bachelard, G. (1938). La formation de l'esprit scientifique. Paris : Vrin.
https://www.decitre.fr/livres/la-formation-de-l-esprit-scientifique-9782711611508.html

Isabelle BARTH - " Savoir désapprendre pour réussir - Notre quotidien décrypté"
https://www.decitre.fr/ebooks/savoir-desapprendre-pour-reussir-9782847697520_9782847697520_2.html

Gabrielle Halpern - Tous centaures ! - Eloge de l'hybridation
https://www.decitre.fr/livres/tous-centaures-eloge-de-l-hybridation-9782746519237.html

Jean-Pierre Astolfi - L'erreur, un outil pour enseigner - 13e édition
https://www.decitre.fr/livres/l-erreur-un-outil-pour-enseigner-9782710141815.html


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