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Publié le 02 août 2022 Mis à jour le 02 août 2022

Vivre seul·e en ville [Thèse]

Épreuves et ressources des solitudes contemporaines

« Avec combien de personnes pouvez-vous parler de sujets intimes ? »

La solitude est un fait social en augmentation dans les sociétés occidentales depuis les années 1970. Multifacette, elle s’observe particulièrement dans les villes.

On peut y vivre tout à fait seul et isolé, mais aussi habiter en solo et entretenir des relations familiales, amicales et/ou professionnelles régulières et soutenantes.

On peut aussi être « bien » entouré mais sentir que ces liens ne nous nourrissent pas ou, pire, nous épuisent.

Être équipé pour naviguer

« Les crises mettent en lumière les inégalités » au point qu’en 2018, le Royaume-Uni a instauré le premier Ministère de la solitude : the Minister for Loneliness. Le Japon a fait de même en 2021 pour faire face à l’augmentation des suicides.

Sur la durée de nos vies, nos biographies modernes sont davantage sujettes à des rebondissements, parfois houleux.

Pour certains, mieux lotis, les épisodes s’enchaînent plutôt bien, pour d’autres, s'enchaînent des brisures, des ruptures. Les rythmes des cassures et des constructions sont autant de vagues à naviguer.

La vie n’est pas un long fleuve tranquille, la société dans sa modernité en a été qualifiée de « liquide ».

Face aux épreuves de la vie, nous mobilisons des ressources :

« […] Les assises sur lesquelles les individus peuvent compter donnent les possibilités de développer des stratégies individuelles face à ces risques, de s’adapter, de rebondir, de soutenir cette entreprise de soi.

Ces assises, acquises tout au long de la vie, sont d’ordre psychologiques, matérielles, institutionnelles, mais surtout, et en premier lieu, relationnelles. »

Il n’existe pas d’individualité en dehors de la relation

Dans sa thèse, Camille Duthy a pris le parti de travailler sur la solitude d’individus vivant en France et au Québec, afin de saisir les contours du lien et de mettre en lumière les inégalités qui concernent les sociabilités humaines.

Dans un monde qui tend à promouvoir que l’individu autonome est responsable de ce qui lui arrive, l’autrice replace celui-ci dans son histoire dynamique : motivée par des valeurs personnelles, où les relations et l’absence de relations contribuent à sa destinée.

Son enquête s’est déroulée dans le cadre de la sociologie compréhensive, avec une approche par récits de vie menée auprès de 38 urbains adultes (30-50 ans) de Grenoble, Lyon et de Montréal.

Elle a « observ[é] le processus d’individuation, les phases incertaines traversées et les accords nécessaires pour retrouver (ou pas) un accord métastable, une nouvelle forme de vie. »

Les 2 axes de l’humanité enquêtée

Par suite des entretiens, l’autrice a déterminé quatre manières d’aborder sa vie en solo (des modalités inclassables représentent 8 % des enquêtés).

Elle les a répertoriées sur deux axes :

  • le parcours, la biographie en axe horizontal : côté gauche pour des parcours linéaires, côté droit pour des parcours en ruptures ;

  • le bien-être en axe vertical : en bas les manques et en haut la bonne vie.

« Nous proposons de définir le bien-être comme le résultat d’un accord entre les aspirations et les réalisations : plus la tension au cœur de cet accord est faible, plus le bien-être exprimé est important. »

Leurs 4 destinées

Il s’agit du positionnement des personnes enquêtées au moment de l’entretien. Ces parcours feront écho à nos propres biographies si nous sommes seuls, ou à celles de nos proches dont nous regarderons peut-être les choix avec un œil neuf et une attitude bienveillante et soutenante.

Certains récits, le nôtre ou celui de nos connaissances, peuvent se situer à l’interaction de deux types.

Côté linéarité :

  • En haut l’équilibre (31 %) : des célibataires urbains avec une situation matérielle relativement confortable, des « solos satisfaits », avec une sécurité, une stabilité professionnelle, des personnes très bien entourées. S’ils ressentent la pression de la norme par rapport au couple, elle ne se manifeste pas dans tous leurs liens et ils sont en mesure de la vivre sereinement.

  • En bas l’impatience (31 %) : des solos avec de bonnes conditions de vie, mais dans une situation d’attente de conjugalité. Le couple est la relation qui fait défaut. Ils s’estiment chanceux et s’interdisent de se plaindre, mais ne sont pas totalement satisfaits. Pour eux, le lien aux autres est une priorité et ils peuvent être dans une forme d’hypersociabilité.

Côté rupture :

  • En haut la résilience (22 %) : « le rapport à soi et aux autres a été reconfiguré » par des ruptures qui ont constitué des changements radicaux de vie (turning point). Ces personnes sont bien intégrées socialement et ont pu bénéficier de liens soutenants. Les changements radicaux font aussi que les liens se reconfigurent : les résilients se défont de certains liens, en consolident d’autres, en recréent de nouveaux.

  • En bas la précarité (8 %) : essentiellement dans les entretiens la situation des mères célibataires qui font face aux difficultés du quotidien en dehors de liens soutenants. « Un isolement relationnel caractérisé par un manque de soutien et des attentes déçues. »
    En Belgique par exemple il s’est créé un réseau d’entraide et de solidarité entre mères monoparentales, les mères veilleuses, qui organise notamment des accompagnements soutenants aux tribunaux dans les cas de violences post-séparation.

Prenez soin

« Se tenir face au monde repose avant tout sur une assurance intime du pouvoir. » Elle fonde la confiance en soi.

« L’accumulation [des épreuves] est susceptible de favoriser les risques de désaffiliation. Si pour certains le rapport à la solitude se résume à quelques moments ponctuels qui sont plutôt bien négociés, il devient difficile à gérer quand il se conjugue avec l’ensemble des dimensions de l’existence, le logement, le travail, la famille, les amis, etc. »

« On constate l’extrême influence des liens affectifs dans ce qui contribue au bonheur. »

La thèse examine également les différences de vécu et d’expression au niveau du genre.

  • Pour les femmes, l’expérience négative de la solitude est exprimée plus fréquemment, en lien avec les difficultés du quotidien et la charge parentale.

  • Les hommes seuls sont globalement plus satisfaits, avec davantage de facilités financières, mais ils expriment de fortes angoisses liées à des moments spécifiques : l’angoisse de la nuit, de dormir seul et celle de mourir seul.

Le corps, la disparition sociale, la disparition ultime. Dans le roman « L’Histoire de l’amour » de Nicole Krauss, Leopold Gursky, qui vit tout à fait seul, sort tous les jours « pour être vu ».

Le lien avec la forme du monde

On trouve dans cette thèse également des pages éclairantes sur notre forme du monde, sur les mesures de la richesse (PIB ou indicateurs de bien-être).

Elle expose les ambivalences théoriques de l’individualisme qui se lisent tant qu’on n’invite pas la question du lien dans la compréhension de l’individu solitaire.

L’autrice revient également sur l’inscription des nouvelles valeurs et lois de l’économie, qui ont émergé lentement à partir du XVIIe siècle et qui ont fondé pour les siècles suivants les nouveaux repères de sociabilité dans le monde occidental.

« On ne comprend pas l’incroyable force qui s’oppose, dans nos sociétés, à la prise en compte des enjeux écologiques, éthiques et spirituels si l’on ne fait pas retour sur le bouleversement mental et social qui a conduit nos sociétés à faire de la production de biens matériels vendus sur un marché le critère par excellence de la valeur et de la réussite. » Patrick Viveret.

Les désengagements des États dans les protections sociales et collectives des années 1970 ont replacé les responsabilités sur les individus, devenus « entrepreneurs d’eux-mêmes », et les solidarités sur les liens et les soutiens.

Au même moment, comme dit plus haut, de plus en plus de personnes vivent seules en ville.

Certaines activités sont plus valorisées que d’autres :

La valeur est « une équation […] entre besoin, désir et utilité ».

« [La substancilaisation de cette valeur] ne se trouve pas dans la substance en propre d’un objet, mais dans les relations sociales qui s’établissent autour de l’objet pour la définir. »

Ce qui a de la valeur, tant du point de vue économique (ça n’a pas toujours été le cas) qu’ontologique, c’est le lien.

Source illustration : Pexels de Pixabay.

À lire :

Camille Duthy, Les Solos : entre émancipation et solidarité : sociologie des épreuves de la solitude résidentielle en milieu urbain, Sociologie, Université Grenoble Alpes, 2020.

Thèse consultable sur : http://www.theses.fr/2020GRALH017


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