« L’ubérisation »
est un néologisme forgé voici moins de 10 ans, qui désigne la « remise en
cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par
l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres,
effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des
plates-formes de réservation sur Internet » (Petit Larousse).
Le transport des personnes en voiture avec chauffeur, la location de tourisme,
la livraison de repas, les soins de santé connaissent leur ubérisation. La
formation, aussi.
L’université à sa porte, diplômes et emplois compris
Les acteurs traditionnels de la formation, universités,
écoles, centres spécialisés, doivent depuis une dizaine d’années affronter de
nouveaux entrants. Ceux-ci proposent des prestations de formation à la demande,
souvent tout en ligne, moins chères que l’équivalent dans un établissement
classique, et parfois dispensés par des enseignants réputés.
Les premières plateformes de MOOC ont connu le
succès que l’on sait grâce à ce modèle, poussé jusqu’à l’extrême : suivez
les cours des meilleures universités du monde, gratuitement ! Cette offre alléchante
ne comprenait évidemment pas le diplôme. Or, qu’achète-t-on dans une formation,
si ce n’est le diplôme, laissez-passer pour un emploi de qualité, une promotion
professionnelle, un réseau offrant des garanties contre les aléas de la vie ?
Les nouveaux opérateurs de formation professionnelle ont
vite décelé la valeur du diplôme et proposent désormais des cursus diplômants qui offrent des facilités jusqu’ici
inconnues aux inscrits :
- possibilités d’assembler des cours au gré de ses
envies et priorités,
- possibilité d’interrompre ou d’accélérer son cursus,
- Possibilité d’accéder à une
certification ou un titre professionnel en quelques mois plutôt qu’en deux ou
trois ans…
De plus, ces nouveaux opérateurs de formation n’ont pas leur
pareil pour déceler les besoins de main d’œuvre et proposer les formations ad
hoc, souvent avec un emploi garanti à la clé.
Un cran plus loin : tous formateurs
De la même façon que la célèbre entreprise de service de
transport en voiture avec chauffeur a multiplié le nombre de chauffeurs dans de
nombreuses villes du monde, une certaine forme de formation ubérisée nous
promet d’être tous formateurs.
Nous serions à l’aube de la « formation collaborative et résolutive »,
entre pairs. Après tout, nous avons tous quelque chose à enseigner. Il suffit
que l’offre rencontre la demande, de préférence via une plateforme numérique,
pour que se monte la session de formation. Le seul critère de réussite résidant
alors dans la satisfaction de l’apprenant.
Certaines grandes entreprises ont relevé
le défi de la formation de tous par tous.
Ceci, afin de tenter de combler le fossé générationnel entre salariés par
exemple, ou de limiter l’évaporation de savoirs rares accompagnant les
collaborateurs seniors au moment de la retraite.
Quels résultats ?
Indubitablement, de très nombreuses personnes sont séduites
par les facilités d’organisation et de choix, pour un coût réduit, qu’offrent
les plateformes de mise en relation entre offres et demandes de formation. Si,
lors des confinements successifs imposés par la crise sanitaire, beaucoup ont
vécu le distanciel comme une contrainte, ils sont nombreux aujourd’hui à envisager
un cours à distance plutôt qu’en présence.
Mais ce qui fonctionne bien pour un parcours de formation
limité dans le temps a un coût élevé lorsqu’il s’agit de s’engager pour
plusieurs mois. Un coût souvent estimé trop élevé également quand la formation
n’apparaît que comme une option parmi d’autres. Pour tous, le temps est compté.
Car oui, se former coûte, et nous ne parlons pas seulement
ici de l’aspect financier. Si l’on regarde les conseils dispensés en ligne aux futurs apprenants en ligne ,
l’on constate qu’on leur demande d’apporter d’importants changements dans leur
vie quotidienne et de mobiliser des fonctions cognitives fortes, pendant de
longues périodes.
A l’autre bout de la chaîne, du côté des concepteurs de
formation, se multiplient les trucs et astuces pour faciliter l’engagement des
apprenants (ici par exemple, là,
ou là, parmi de très nombreuses autres propositions). Former n’est pas plus facile que de se
former.
La valeur du service
La formation est un secteur économique qui s’est structuré
au fil du temps et connaît des révolutions bienvenues. Mais, dans ce secteur
comme dans la plupart de ceux qui sont touchés par le phénomène d’ubérisation,
les individus paient le prix fort. Du côté des « sachants », d’abord :
les salariés trouveront difficilement le temps de créer des formations pour
leurs pairs ; les formateurs d’hier doivent aujourd’hui s’improviser concepteurs
et médiatiseurs de leurs formations.
Du côté des « apprenants »,
ensuite : sélectionner ses contenus en évitant les pièges du marketing,
assembler les modules, s’organiser seul.e chez soi plutôt qu’au milieu d’une
communauté porteuse, assumer tout aussi seul.e la responsabilité de l’éventuel
échec…
Ne l’oublions pas : la formation est, encore pour l’essentiel,
un service. Rendre service, c’est décharger quelqu’un d’une tâche difficile ou
inopportune. C’est alléger le poids d’une journée trop chargée, mobiliser une
compétence pour résoudre un problème. Alors oui, nous sommes probablement « tous
formateurs », dans l’absolu. Nous sommes certainement capables de nous
organiser pour apprendre seul.e.s. Mais nous pouvons aussi ne pas nous priver du
plaisir de rendre service, et de profiter du service rendu.
Illustration: DepositPhotos - kentoh
Références
"L'ubérisation et la numérisation du monde entraînent la disparition du monde salarié". Eugénie Boilait, Le Figaro, 15/07/2022.
https://www.lefigaro.fr/vox/economie/l-uberisation-et-la-numerisation-du-monde-entrainent-la-disparition-du-monde-salarie-20220715
"Comment ubériser la formation ?" Par Stéphane Diebold. Focus RH, 06/01/2020.
https://www.focusrh.com/tribunes/comment-uberiser-la-formation-par-stephane-diebold-32574.html
"Ubérisation et tendances de la formation professionnelle, par Denis Jacquet". Akto, 21/12/2020.
https://www.akto.fr/uberisation-tendances-formation-professionnelle-denis-jacquet/
"L'ubérisation mondiale de l'enseignement supérieur est-elle éthique ? " Simone de Colle, The Conversation, 26/01/2022.
https://theconversation.com/luberisation-mondiale-de-lenseignement-superieur-est-elle-ethique-174310
"Comment Safran a atteint 136 000 heures de formation digitale en seulement 1 an". Sophie Torre, 360 Learning.
https://360learning.com/fr/blog/entreprise-apprenante-safran-formation-digitale/
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