« Le rire est une arme de construction de masse »
Jango Edwards—Clown
La scénarisation pédagogique correspond à la formalisation manuscrite du déroulement d’une intervention ou d’une formation. Ces notes comprennent le déroulement détaillé de chacune des séquences de la formation et forment un guide pour les différents intervenants ainsi qu’un gage de qualité, de professionnalisme et de reproductibilité.
La scénarisation pédagogique permet également la création de jeux sérieux (de l’anglais serious games). Ces jeux sérieux sont des objets éducatifs utilisant les capacités et l’appétence des individus à s’impliquer dans des jeux dans un but d’apprentissage.
Le rapprochement des termes de jeu et sérieux pour décrire ces outils ludoéducatifs laisse penser que le non sérieux n’est pas pédagogique. Comme il est assez improbable d’imaginer un jeu sérieux pour former un clown, il est peu probable de former des gens sérieux avec un jeu clownesque. En effet, comment envisager une éducation fondée sur le rire, la blague et l’amusement ?
En français, « Clown » peut être utilisé pour décrédibiliser le statut d’une personne ou la diminuer. Mais est-ce aussi simple d’être un clown ? Suffit-il d’être appelé clown pour en être un ?
Certaines écoles de cirque ne proposent pas de formation au rôle de clown jugeant que le clown est quelque chose d’inné, une vocation, voire comme le suggéraient certains cirques familiaux, une histoire de génétique. Si c’est le cas, les ambitieux souhaitant se former au métier au nez rouge seront désemparés.
Comment devient-on clown ? Existe-t-il une pédagogie du jeu clownesque ? Est-elle sérieuse ? Se restreint-elle à l’apprentissage du métier de clown ? Mais en fait c’est quoi exactement le clown ? C’est ce que nous propose de découvrir le clown Rafaël Resende Marques da Silva dans sa thèse « Développement d’une pédagogie du jeu clownesque : un parcours entre Brésil et Europe »
Pourquoi lire cette thèse
Rafaël Resende Marques da Silva propose une thèse clownesque naissant de son expérience de clown, d’enseignant et de chercheur. La plume, l’effort et la volonté pour captiver et faire naître des sourires sont palpables.
Comme un funambule, nous parcourons le fil des recherches en surplombant sans vertiges, expériences personnelles, approche théorique et expérimentale d’une manière tant élégante que captivante. À chacun de nos pas, se matérialise peu à peu devant nous un savoir académique relatif au clown. Se révèle alors derrière le stéréotype du nez rouge, une histoire complexe, un universalisme profond et surtout une pédagogie surprenante fondée sur le rire, l’échange et le respect de l’autre.
Le clown chercheur réussit dans ce manuscrit à constituer une pierre contribuant à améliorer à la fois son art et sa science avec la profonde ambition de participer à la constitution d’un réseau de chercheurs sur le sujet du clown.
Échauffement
« Le sujet de ce travail est observé depuis quinze ans à partir de mes premières expériences théâtrales et clownesques. L’expérience empirique a été la base de ma formation d’acteur et de clown qui a stimulé naturellement un besoin de comprendre ma pratique. La recherche d’une pratique artistique personnelle peut déclencher un projet de recherche sui generis en raison des particularités inhérentes à l’objet d’étude.
La création artistique a sa propre méthodologie développée par l’artiste lors de ses moments de création. La matière de départ chaotique se transforme progressivement en quelque chose de concret et perceptible par les autres, stimulant une appréciation esthétique par les émotions, images et réflexions. Et une thèse peut suivre la même logique, car une expérience, une idée ou une problématique se transforment au fil des années en un corpus palpable et un texte capable d’analyses et de vérifications. Donc, ce travail est le fruit d’une dialectique d’interférences entre les univers artistique et universitaire pour tenter de rapprocher l’art de l’académie et peut-être transformer l’art par l’enseignement supérieur, ou encore, l’approche universitaire en arts du spectacle par le jeu du clown.
Le jeu du clown est le grand thème de ce voyage, qui a commencé au Brésil et a traversé quatre pays européens (Belgique, France, Italie et Portugal). Cette expérience a donné naissance à deux spectacles A2 et Turning Point : le Burrocratas, vingt ateliers d’initiation et de création de numéros de clown, douze résidences d’artistes, cinquante représentations dans vingt villes sur deux continents et un public estimé à huit mille personnes dans ce processus de recherche entre les années 2011 et 2018. Un long voyage qui n’est pas encore fini et continue avec mon retour au Brésil.
[…]
Le jeu est une option pour accéder et découvrir l’univers du clown. Il est un outil pédagogique pour la formation des êtres humains dans la vie et pour le théâtre et, donc, le jeu clownesque. Cette pratique humaine universelle peut contribuer à la création artistique. Les interactions du jeu avec les autres domaines de la connaissance (pédagogie, psychologie, philosophie) seront utilisées pour aider à l’exploration des concepts et des bases théoriques proposées dans la thèse. La pratique et la théorie unifiées peuvent donner ainsi de l’oxygène à un art à la fois ancien et contemporain.
La pratique est présente sur deux fronts : la création de spectacles et la pédagogie clownesque. L’enseignement occupe une place majeure dans le parcours de travail de cette recherche parce qu’au sein de notre groupe la Cia da Bobagem nous avons été les cobayes de la méthodologie utilisée. Et quand cette pratique fonctionne dans la compagnie, elle est partagée dans un atelier avec d’autres personnes intéressées. Exercices, techniques, jeux, méthodes d’analyse et processus sont testés comme dans un laboratoire qui peut diffuser à d’autres ultérieurement. »
Sans nez rouge
Rafaël Resende Marques da Silva désacralise le métier de clown que certains courants artistiques associent à l’innée ou au mysticisme en intégrant des rituels initiatiques plus que mystérieux.
Par ses recherches l’auteur réussit à mettre en avant deux styles pédagogiques associés au métier de clown : la pédagogie de la souffrance et la pédagogie du plaisir.
La pédagogie de la souffrance correspond à un modèle de transmission verticale de l’information avec un enseignant se mettant en position de Monsieur Loyal jugeant et évaluant, de manière souvent obscure et subjective, les apprentis clowns. S’octroyant la fonction et le droit d’abaisser, d’humilier ou encore de brutaliser les élèves. Cette méthode tyrannique comportementaliste crée des angoisses, des souffrances et des blocages chez les apprenants, dont l’apprentissage, se résume à plaire et satisfaire leur maître.
La pédagogie du plaisir est une pédagogie développée par le clown Jésus Jara se passant de la figure d’autorité du Monsieur Loyal et reposant sur quatre principes :
- « Je me trompe donc je suis » encourageant à dédramatiser l’erreur en la valorisant et renoncer à l’obligation de réussir ;
- « La lettre entre avec humour » en totale opposition avec un dicton espagnol stipulant qu’il n’y a pas d’apprentissage sans peine comparable au fameux « no pain no gain » anglais. Tout apprentissage devant alors être un plaisir ;
- « L’estime de soi » en encourageant les apprenants et leur estime par des remarques constructives non démoralisantes ;
- « Évaluation des processus d’enseignement » afin de permettre à l’enseignant de se mettre lui-même dans une démarche d’amélioration de sa pratique après chaque intervention.
La pédagogie du plaisir permet à l’enseignant de devenir un stimulateur du plaisir tant d’être sur scène que d’apprendre, d’échanger et de se développer.
Cette pédagogie, à l’horizontalité des rapports humains et au respect de l’individu et de sa singularité, n’a pas pour but d’imposer un clown à tous les apprenants, mais bien de faire naître un clown singulier en chacun d’eux par le jeu.
Décrivant et analysant de nombreuses formations au clown, l’auteur Rafaël Resende Marques da Silva réussit à définir une pédagogie clownesque dont l’axe central est la pédagogie du plaisir permettant d’appendre l'art du clown par la légèreté sans perdre sa qualité et ses principes. Sur cette pédagogie, des clowns enseignants enrichissent savoirs et pédagogie clownesque par leurs expériences et individualités en apportant leurs compétences et savoir-faire acquis en partenariat avec leurs étudiants et leur public.
Avec nez rouge
Rafaël Resende Marques da Silva transcende de nombreux préjugés et le cynisme généralisé de nos sociétés en expérimentant et mettant en avant la force unificatrice d’une pédagogie basée sur le plaisir. Transcendant même son propre sujet, il propose de reconsidérer le savoir et notre relation à ce dernier en adoptant une pédagogie du plaisir. Cette méthode rend possible l’acquisition de capacités et de savoirs en offrant libre choix et autonomie d’apprentissage.
En allégeant le poids de l’erreur, en proposant une nouvelle manière de transmettre, la pédagogie du plaisir remet au premier plan le plaisir d’apprendre et d'enseigner. Elle émancipe les individus en créant et cultivant une appétence aux savoirs ainsi qu’à l’autonomie. En inculquant des techniques de communication saines et enrichissantes par la stimulation de liens avec nous-mêmes et les autres, elle a le potentiel de nous aider à gérer et désamorcer des rapports hiérarchiques toxiques par ce qui est bel et bien une forme de sagesse clownesque.
Et vous alors ? Prêt-à-intégrer du clownesque dans votre scénarisation pédagogique ?
Sur le même sujet je vous recommande l'article de Denis Cristol sur l’apprentissage de l’art du clown.
Bonne lecture
Ce travail a été soutenu le 11 juin 2018 à Montpellier, dans le cadre de l’obtention du grade de docteur de l’Université Paul Valéry Montpellier III et préparé au sein de l’unité de recherche représenter, inventer la Réalité du Romantisme au XXIe siècle — RIRRA21 — EA 4209 et de l’école doctorale Langues, Littératures, Cultures, Civilisations : ED 58 (Montpellier — France)
Sources
Rafaël Resende Marques da Silva. Développement d’une pédagogie du jeu clownesque : un parcours entre Brésil et Europe. Art et histoire de l’art. Université Paul Valéry — Montpellier III, 2018. Français. ⟨NNT : 2018MON30082⟩. ⟨tel-02165951⟩
Thèse : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-02165951
PDF : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02165951/document
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