Franchement, qui a envie de lire des autobiographies ? Nous sommes huit milliards sur Terre, tous encombrés de nos propres vies. Et la perspective de venir se charger l'esprit de la vie des autres semble insupportable. Observer quelqu'un qui se regarde dans un miroir, l'écouter présenter ses anecdotes comme des signes du destin... Très peu pour moi !
Et pourtant, des auteurs ont fait un autre choix. Ils ne prétendent pas se livrer à un exercice de vérité ou d'authenticité pour leurs fans. Pas plus qu'ils ne développent leurs secrets de réussite à l'usage de ceux qui galèrent. Non, leurs écrits autobiographiques témoignent d'un environnement social dont ils ne sont jamais complètement sortis, et surtout des personnes, membres de la famille, amis, voisins qu'ils ont croisés. Tous ces personnages secondaires passent au premier plan et viennent de manière concrète illustrer des évolutions sociales.
Ces biographies ne se limitent pas au livre. Celui-ci va s'amplifier dans des interviews ou d'autres médias, voire dans des actions en justice ou des droits de réponse. Lire une autobiographie portée par une culture de sciences humaines, c'est aller au delà du texte. Les interviews, les conférences, les vidéos, les pièces de théâtre, les films, mais aussi parfois les comptes de réseaux sociaux des auteurs voire les réponses des familles dans la presse apportent un écho et un recul à la lecture.
Annie Ernaux, des récits autobiographiques qui rendent visibles l'injustice sociale
Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, est la fille de petits commerçants de Normandie. Ils ont cherché à sortir de la condition ouvrière en exploitant un petit café-épicerie. Le magasin fait corps avec l'habitation. Les clients entrent d'ailleurs souvent dans la cuisine où elle fait ses devoirs et qui donne directement sur la boutique.
Les livres d'Annie Ernaux sont tous autobiographiques. La place, Les années ou Une femme, pour en citer trois présentent les parents de l'auteur travaillant sans relâche, l'attention focalisée sur le résultat comptable, et sont très éloignés de la culture académique. L'école et les livres créent une séparation de plus en plus forte entre elle et ses parents. La place et Une femme, en particulier, nous montrent
comment les parents qui portent des ambitions pour leurs enfants, voient
ceux-ci s'éloigner de leur monde au fur et à mesure qu'ils
accomplissent le projet qu'ils avaient pour eux.
Il y a un goût de trahison sociale dans certaines réussites. La honte de son environnement d'origine s'amplifie d'une honte d'avoir honte, et d'un sentiment d'être chez soi socialement nulle part. Dans une vidéo disponible sur Youtube, elle développe cette notion de transfuge de classe qui accompagne son travail depuis quelques années. D'autres interventions tout aussi intéressantes détaillent son style, son évolution et ce lien inattendu entre autobiographie et sociologie.
L'écriture comme un couteau détaille ses partis pris d'écrivain. Elle manie une "écriture plate",
sans métaphore, sans effet de style apparent. Son écriture est très
travaillée, mais elle ne cherche pas à faire "littéraire" pour être fidèle à l'esprit de ses parents.
« Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le
droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire
quelque chose de “passionnant”, ou d’“émouvant”. […]
Aucune poésie du
souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient
naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes
parents pour leur dire les nouvelles essentielles"
Annie Ernaux - La Place

Annie Ernaux et le magasin d'Yvetot
Didier Eribon- récit autobiographique et analyse sociologique
Peut-on faire une analyse sociologique de son propre parcours ?
Didier Eribon est un sociologue reconnu. À l'occasion du décès de son père avec qui il avait rompu les liens, il revient à Reims, dans les quartiers ouvriers de la périphérie. Il y retrouve sa famille qu'il ne fréquente plus depuis longtemps. Ce retour est l'occasion d'une réflexion sur son itinéraire. Spécialiste de la question homosexuelle, il va s'intéresser dans Retour à Reims à l'identité sociale et à sa construction.
Didier Eribon décrit une misère qui enferme dans un sentiment de honte. Il présente des espaces géographiques et architecturaux qui étouffent et dont il a réussi à s'extirper. Le film tiré de cette oeuvre littéraire nous plonge dans les traces urbaines et industrielles de cet environnement.
Le chercheur apparaît démuni face à sa propre famille, en particulier lorsque sa mère lui confirme avoir abandonné tout idéal de lutte sociale et se tourner vers l'extrême droite. D'une histoire personnelle et familiale, l'auteur élabore une analyse
sociologique et politique, qui va se poursuivre à travers d'autres
ouvrages. Parmi ceux-ci, un travail plus personnel sur sa mère à paraître en mai 2023, et une oeuvre sociologique et militante : la société comme verdict. Plusieurs lectures se rencontrent : un récit intime qui ressemble à un roman d'apprentissage, une analyse sociologique, une analyse politique, une réflexion sur l'écriture sur soi,...
Retour à Reims est donc une autobiographie, mais aussi la chronique d'une séparation avec les membres d'une famille pour un "transfuge de classe", puis d'un travail de rapprochement et de compréhension. Didier Eribon nous montre aussi à travers cette expérience intime les mécanismes de domination et de reproduction sociales.

Didier Eribon, la verrerie où sa mère a travaillé, et sa maison d'enfance, d'après le compte Facebook de l'auteur
Edouard Louis : l'autobiographie d'un inconnu peut-elle changer notre vie ?
Un livre, un film, une conférence ou un article sur des thèmes autobiographiques peuvent-ils changer la vie d'autres personnes ? «Changer : méthode» d'Edouard Louis nous montre comment une conférence de Didier Eribon sur son Retour à Reims a transformé sa vie.
Changer : méthode est un récit autobiographique. Comme les oeuvres citées précédemment, c'est sans doute aussi une bonne introduction au travail du sociologue Pierre Bourdieu. Issu d'une une famille très modeste à Hallencourt, dans la banlieue d'Amiens, Eddy Bellegueule souffre d'un rejet et de violences en raison de son homosexualité. Il n'a plus qu'un objectif : fuir son village et son environnement familial. Il découvre la moyenne bourgeoisie dans un lycée d'Amiens, s'efforce de copier et d'assimiler la culture de ses nouveaux amis.
Maîtriser la syntaxe et le vocabulaire, acquérir des éléments de culture générale ne suffisent pas. Sa meilleure amie lui fait vite découvrir que le changement ne se limite pas à l'accumulation de connaissances et de sujets de discussion. Il doit aussi travailler son accent, sa façon de rire, sa tenue vestimentaire, sa manière de manger... L'appartenance sociale n'est pas que dans les mots, elle est aussi dans le corps, la voix, la démarche... et le prénom. La mère de son ami lui suggère de remplacer Eddy par Edouard, prénom qu'il adoptera définitivement.
Il fait la connaissance de Didier Eribon à l'occasion d'une conférence. Le jeune étudiant se reconnait immédiatement dans le parcours du philosophe et dans sa présentation du Retour à Reims. Il se convainc qu'il doit fuir encore plus loin. Quitter Hallencourt pour Amiens ne suffit pas. Il veut quitter Amiens, rejoindre Paris, écrire, être publié et donner lui aussi des conférences !
Il suivra les cours de Didier Eribon, deviendra son ami et publiera à son tour. Edouard Louis est maintenant traduit dans une quarantaine de langues et inspire sans doute à son tour d'autres lecteurs.

Edouard Louis, sa maison d'enfance d'après le compte twitter de l'auteur
L'autobiographie à visée sociologique : pour une lecture transmédia
En guise de conclusion, on ne peut qu'inviter à une lecture transmedia. La lecture des livres d'Annie Ernaux se complète des livres d'entretien et des nombreuses apparitions télévisuelles. Le ton est différent, et Annie Ernaux développe à la fois sa vision sociale et ses principes littéraires. Sans que cela soit prévu au moment de la parution du livre, celui-ci se prolonge dans différents médias. À l'occasion de son prix Nobel, des dizaines d'interviews, d'articles et d'émissions sont venus interroger les facettes de son oeuvre. Le terme "transfuge social" s'est banalisé, la question du style, le sentiment d'injustice et la reproduction sociale ont aussi fait l'objet de débats.
De son côté, Didier Eribon reprend rapidement une posture de sociologue. Des interviews relayées sur youtube, des visites des lieux de son enfance sur le compte Facebook de l'auteur, un film et même une pièce de théâtre viennent compléter le puzzle d'une histoire personnelle, d'une culture ouvrière et d'une possibilité d'analyse sociale de sa propre vie.
Ces écritures ont en commun de ne pas chercher la séduction. Le contraste est important avec les biographies ou les auto-biographies classiques. Il est souvent question de rendre visible des personnes condamnées à la discrétion. Les lieux sont aussi exhumés de l'oubli, comme la verrerie où travaillait la mère de Didier Eribon.
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources
Annie Ernaux - toute son oeuvre, et en particulier : les années, la place, une femme
Annie Ernaux, L'écriture comme un couteau, entretiens avec FY Jeannet, 2003
https://www.decitre.fr/livres/retour-a-reims-9782081396005.html
Radio France - Transfuges de classe avec Annie Ernaux - novembre 2021
https://youtu.be/NjuyQNPo-Y8
Bibliothèque nationale de France : L'écriture au risque de la sociologie - octobre 2022
https://youtu.be/m5qk5uHg7HU
Didier Eribon Retour à Reims paru en 2009 et aux éditions Champs Flammarion en 2018
https://www.decitre.fr/livres/retour-a-reims-9782081396005.html
Théâtre de la ville de Paris - Retour à Reims, une pièce de Thomas Ostermeier
https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2018-2019/theatre/retour-a-reims
Jean-Gabriel Périot, Didier Eribon, Retour à Reims - fragments - 2022
https://youtu.be/wY1fTbwYTX0
Didier Eribon - La société comme verdict - Fayard 2013
https://www.decitre.fr/livres/la-societe-comme-verdict-9782081518582.html
Edouard Louis - Changer: Méthode - Éditions du Seuil 2021
Julien Rousset, des étudiants de Sciences-Po Bordeaux et Edouard Louis interview à la librairie Mollat
https://youtu.be/xp6ELy0vGrQ
Le courrier Picard Les deux visages d'Eddy Bellegueule - février 2014
https://www.courrier-picard.fr/art/region/les-deux-visages-d-eddy-bellegueule-ia0b0n306422
Chantal Langeard Chantiers de culture - "Eribon, la honte des origines" - 2015
https://chantiersdeculture.com/2015/02/15/didier-eribon-la-honte-des-origines/
Claire Stolz "De l'homme simple au style simple" pratiques linguistiques, littéraires, didactiques - 2015
https://doi.org/10.4000/pratiques.2518
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