Éclairage public et mutations urbaines [Thèse]

La saga de la lumière et de la ville intelligente

“Le temps met tout en lumière”. Thalès.

La thèse de Victor Bayard envisage l'articulation des réseaux numériques aux réseaux d'éclairage public sur le territoire de la ville de Paris. On peut la lire comme une véritable saga historique de la lumière, de la nuit, et de l'organisation des réseaux dans un contexte social et politique donné.

Comme souvent dans les thèses, on retrouve les racines de faits établis ou de lieux communs, ce qui nous invite à examiner leur pertinence et nous renseigne sur leur valeur scientifique.

Ainsi, quand on travaille avec les aménageurs du territoire, ce qui a été mon cas à Paris, on retrouve toujours la question de l'éclairage public comme solution de sécurité.

Les fonctions de l’éclairage public

C’est en effet l'une des huit fonctions de l’éclairage public, telles qu’établies en 1981 par Abraham Moles, et qui sont toujours d'une certaine manière opérantes :

La fonction générale.
De balisage.
Psychomotrice.
D’ambiance.
De sécurité.
De valorisation.
De promotion visuelle.
De spectacle.

“La nuit, tous les chats sont gris”

Dans les réunions de travail auxquelles j’ai pu participer, les femmes sont souvent prises à parti sur la question de l'éclairage et de la sécurité. Il s’agit souvent de nous demander de valider le lien entre une ville très éclairée et un sentiment personnel et genré de sécurité. Dans mon cas c'est l'inverse. Quand je suis une ombre entre deux candélabres, la Meuse et les coteaux, je redeviens un simple humain qui marche librement à l’heure qui lui plaît.

“Ce caractère sécuritaire de l’éclairage public est sujet à débats en ce qui concerne son impact réel sur la sécurité des individus, son existence dans les processus justifiant de l’éclairage est pourtant avérée.”

Voir à ce sujet notamment l’article de Sophie Mosser, Éclairage et sécurité en ville : l'état des savoirs.

Mettre en lumière le pouvoir

L'idée d'éclairer a cependant bien été associée dès ses premières mises en place avec une entreprise sécuritaire et de pouvoir. En 1318, il a été décidé par ordonnance royale qu'une chandelle soit allumée près de la porte du palais du tribunal à Châtelet. Cette ordonnance a doté la ville de son premier éclairage public.

L'allumage généralisé correspond à une mise en valeur du pouvoir et à un contrôle sécuritaire : en 1408, lors du passage du prince-évêque de Liège (alors dans une situation politique troublée) dans la capitale française, une grande partie du territoire parisien a été éclairée. La puissance économique est aussi éclairée : en 1720, des lanternes ont été suspendues dans des rues commerçantes.

Ces “infrastructures techniques [sont] déterminées par la segmentation sociale de leur lieu d'implantation.”

Camoufler

On retrouve aussi dans cette thèse l'origine du code couleur marron du mobilier urbain parisien. Il date de la Seconde Guerre mondiale, où il s’agissait de recouvrir le cuivre des candélabres, pour ne pas attiser la convoitise des occupants allemands.

La nuit. Quelles sont les raisons qui poussent “les organisations humaines à un éclairage visant à chasser l'obscurité” ? Une action réalisée la nuit renverse le cours naturel des événements et revêt ainsi le potentiel d’une catastrophe.

Éclairer la nuit apparaît alors comme un désir de réduire “l'indéterminé philosophique et l’amoral”, et un moyen d'allonger le temps de production en étirant le rythme diurne. Il s’agit d’un besoin commun construit, qui est passé du statut d’un besoin supposé à celui d’un service public.

“L'éclairage public transforme le rapport à la nuit et à l'autre.”

Les réseaux et le “tissu sans couture”

L'histoire des réseaux d'éclairage montre son articulation avec les autres réseaux de la ville : la voirie, les réseaux d'eau, d’assainissement, les réseaux d'électricité, etc. Historiquement les zones et les techniques ont été mise en place pour des raisons économiques, de statut territorial. Les choix techniques seuls n’existent pas et la réalité actuelle du réseau est un reflet de cette histoire et de ces décisions multiples.

Le positionnement de dialogue entre les idéaux urbains et les infrastructures matérielles est continu sur toute l’histoire de l’éclairage urbain.

Par ailleurs, “le réseau garde trace des choix non-techniques, ce qui est un argument massif en faveur de la théorie du tissu sans couture.”

Le “tissu sans couture” est un modèle théorique proposé par Thomas Hughes. Il s’agit de dire que la technique et la société ne sont pas séparées, “les processus d'innovation émergent de ce tissu sans couture”. La technique est vue comme une “modalité d'association, ni absolument centrale, ni complètement marginale”.

“La réflexion [élaborée dans cette thèse] se construit cependant en critique du positivisme technologique et en replaçant l’artefact technique dans un rapport social ambivalent par rapport aux interactions sociales formant société.”

De l’âge de la Lune à celui de la LED

Quelles sont les techniques de production de la lumière en regard de leur évolution technico-urbaine ? Pour les datations, AEC signifie avant l’ère commune et EC ère commune (périodes équivalentes à Jésus Christ, la formulation EC les sort d’un référent culturel spécifique). Ce sont :

L’âge lunaire (100 000 AEC – 17 000 AEC) | Absence d’éclairage public en milieu urbain.
L’âge solide (17 000 AEC – XVIIe siècle EC) | (Feux, chandelles) Ponctuations parsemées, ponctuations successives.
L’âge liquide (XVIIe – XIXe siècle) : premier éclairage public sur l’ensemble d’une ville à Amsterdam en 1800. L’éclairage est constitué de lanternes à huile. La fonction de sécurité commence à émerger là, le halo de lumière est plus grand | Ponctuations parsemées, ponctuations successives, système statique en proto-réseau.
“Les dispositifs d’éclairage public se structurent […] au même moment que s’organise la police et que se rationalisent l’architecture et l’urbanisme naissant.”
L’âge gazeux (XIXe – XXe siècle) : l’éclairage au gaz (principe inventé en France et applications développées en Angleterre) remplit les fonctions d’ambiance et de spectacle et détermine des nouveaux lieux de vie. La morphologie urbaine est en dialogue avec le système d’éclairage | Système dynamique rétistique.
L’âge électrique (XIXe – XXIe siècle) : l’éclairage électrique remplit toutes les fonctions de la lumière telles que définies plus haut par Abraham Moles | Système dynamique rétistique et système ouvert.

La ville intelligente

Au terme d'entretiens des acteurs de la ville intelligente, le chercheur a pu considérer les termes ville intelligente, Smart City, ou encore ville numérique, comme un illusio au sens bourdieusien.

C’est-à-dire “un objet sociologique qui permet aux différents acteurs de poursuivre un but commun mais flou, tout en respectant les règles du jeu et sans être pour autant dupes de ce flou.”

Du point de vue opérationnel, “le réseau d’éclairage public a aujourd’hui la charge de changer la ville grâce aux technologies numériques”. La ville intelligente recouvre des dispositifs de :

Télégestion, contrôle à distance de l’éclairage public parisien.
Détection de présence, avec gradation du flux lumineux en fonction de la présence d’usagers (par exemple les capteurs des bords de Seine).
Support physique, connexions avec le réseau d’eau potable avec les brumisateurs dans les mats d’éclairage, des corolles végétales (fraîcheur le jour et éclairage la nuit).
Distribution d’électricité, notamment pour les véhicules électriques.
Extinction ou intelligence par l’absence, réduction des lumières par temps de clair de lune, plans lumières de début de soirée et de fin de soirée.

La recherche-action

La dernière partie de la thèse présente la recherche-action autour du programme DataCity Paris. La ville de Paris délègue l'organisation du processus d'innovation de la ville intelligente à une entreprise. Des entreprises partenaires sont invitées à mettre en commun des ressources pour élaborer un projet innovant. Des start-up sont ensuite sélectionnées autour de challenges déterminés par les partenaires.

“Nous retrouvons, dans les modalités actuelles, les mêmes échos que lorsque le gaz cédait sa place à l’électricité. La municipalité, soucieuse de faire évoluer le réseau, délègue l’innovation à une entreprise extérieure tout en conservant la possession patrimoniale ainsi qu’une marge de manœuvre sur les termes du contrat.”

Pour conclure (et c’est une invitation à lire la saga)

“C’est là le fond de notre pensée et le fruit de nos recherches, la capacité d’affirmer que cette infrastructure bien spécifique qu’est le réseau d’éclairage public parisien et par extrapolation les infrastructures urbaines en général, ne sont ni des objets foncièrement techniques, ni des objets purement sociaux mais que leurs trajectoires et leurs modalités d’existence sont dues à un dialogue sociotechnique permanent.”

“[…] il n’est pas nécessaire systémiquement de produire un pendant social à une étude technique et inversement. Par contre, il nous parait salutaire de comprendre une partie des impensées découlant de la séparation, parfois arbitraire, entre la technique et la société dans l’étude des infrastructures urbaines.”

Illustration : Mat Napo d'Unsplash.