Un pseudonyme est un début de création littéraire
Les pseudonymes ont souvent été le moyen de se préserver du cachot ou du bûcher. C'est un jeu avec la censure lorsque celle-ci prête une attention particulière à un auteur.
Mais de façon plus légère, les pseudonymes assurent une mise à distance entre l'auteur et la personne qui écrit. Il brouille le jeu des interprétations, ou devient un outil de positionnement marketing, comme chez les musiciens.
Dans ses travaux, ... va plus loin. Il cite Gérard Genette pour qui le pseudonyme constitue le début de la création littéraire ou Italo Calvino qui écrit :
« La condition préliminaire de toute œuvre littéraire est la suivante : la personne qui écrit doit inventer le premier personnage qui est l’auteur de l’œuvre. »

L'auteur se joue de la critique en utilisant un pseudonyme, comme Romain Gary qui signe Emile Ajar, et envoie son neveu jouer le rôle de cet écrivain à une émission littéraire.
Mais le pseudonyme a surtout une fonction créative. Il permet d'explorer des choix d'écriture. On songe au dessinateur Jean Giraud. Sous son nom, il adopte un encrage très souple, avec un traitement réaliste des costumes, des accessoires, des trognes, et l'ambiance de western de Blueberry. Lorsqu'il signe Moëbius, son univers onirique s'appuie sur un trait plus fin, des ombres marquées par des petits traits et des couleurs moins vives.
Changer de nom incite à changer d'univers et de style. En littérature, Queneau écrit sous le nom de Sally Mara une Irlandaise qui maîtrise assez mal le français. Pierre Louys publie les Chansons de Biltis et l'attribue à une poétesse de l'antiquité grecque et Michelet signe son premier livre du nom de Clara Gazul, jeune comédienne espagnole...
Des noms féminins, dans des cultures et des époques différentes plongent le lecteur dans un monde cohérent avec leur texte. Michel Serres, comme d'autres philosophes crée des personnages pour l'aider à comprendre le monde contemporain et son inscription dans "le grand récit".
Michel Serres : envoyer des personnages imaginaires visiter le monde
Alors que la philosophie classique procède par construction de concepts, Michel Serres crée des personnages. Certains servent de fil rouge à tout un ouvrage, tandis que d'autres ne font qu'une brève apparition, parfois comme déclinaisons des premiers. Ces personnages n'ont pas une apparence figée, ils peuvent se traduire en occurrences variées. Petite Poucette est une étudiante de l'université de Stanford, mais sans doute aussi un jeune cadre asiatique ou toute personne qui aborde le monde grâce à ses pouces et une tablette ou un téléphone.
Michel Serres utilise ces personnages pour engager et poursuivre une réflexion. Il les présente comme autant de messagers à qui il dirait "va et découvre tel ou tel aspect du monde, et viens me raconter".

Ainsi, Hermès permet à Michel Serres d'expliquer combien le rôle de messager est essentiel dans notre société. Il succède à Prométhée, qui représentait le triomphe de l'industrie, et il incarne une société où la communication est la vraie richesse. Il annonce "Petite Poucette". Le philosophe crée aussi quelques personnages secondaires, comme les anges ou "le parasite", qui produit du bruit, et il cite au passage La Fontaine. En mettant en scène ces personnages, en les faisant dialoguer et en les confrontant à des environnements divers, il poursuit une réflexion singulière, imagée et très personnelle.
Dans Pantopie, de Hermès à Petite Poucette, Michel Serres nous explique sa démarche de création et nous détaille quelques uns de ces personnages : Hermès, l’Hominiscent, le Malpropre, Petite Poucette, le Grand Fétiche, le Thanatocrate, le Tiers-Instruit ou le Parasite. Autant de personnages qui se concrétisent de nombreuses façons et illustrent des facettes de notre histoire. Ils s'organisent en familles et même en constellation, comme le dit le philosophe lui-même.
Des écrivains qui changent la perspective du lecteur en inventant un auteur très éloigné d'eux-mêmes, ou des philosophes qui créent des personnages pour mieux penser l'évolution du monde... Ces détours stimulent la créativité de leurs auteurs, mais aussi celle du lecteur.
Les internautes engagés sur des forums ou sur les réseaux sociaux vivent une expérience similaire en se créant des avatars. Ceux-ci peuvent aussi être le point de départ d'un monde cohérent et original qui se construit au fur et à mesure des contributions. L'avatar devient l'occasion de se créer une deuxième vie...
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources
Sauramps Librairies Michel Serres - Petite Poucette septembre 2013 https://youtu.be/ICd38oRfoHU
Michel Serres Pantopies, de Hermès à Petite Poucette Editions le Pommier 2014
http://www.decitre.fr/livres/pantopie-ou-le-monde-de-michel-serres-9782746510791.html
Canopé Michel Serres - Nos corps virtuels - consulté le 11 mai 2016
https://www.reseau-canope.fr/corpus/video/nos-corps-virtuels-36.html
Catherine Argand "Pourquoi les écrivains changent-ils de nom ?" Lire -septembre 1995
http://www.lexpress.fr/culture/livre/pourquoi-les-ecrivains-changent-ils-de-nom_799092.html
David Martens "Sous pseudo, forger son avatar en ligne" - Magazine Littéraire - juillet août 2014 -
Christine Vaufray "Avec l'avatar, tout le monde peut se créer une deuxième vie" sur Thot
http://cursus.edu/dossiers-articles/articles/10047/avec-avatar-tout-monde-droit-une
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