J'ai eu l'occasion de travailler pour un grand groupe de cosmétique dans lequel la politique de ressources humaines a connu des moments assez magistraux. Une politique de ressources humaines qui peut en grande partie expliquer la durabilité de cette entreprise.
D'une manière intentionnelle et consciente, cette entreprise embauchait des gens ayant un style de travail différent du genre de la maison (1). En ce sens elle était soucieuse des particularités intrinsèques de ses salariés, bien avant le phénomène de mode actuel des «soft skills». En arrivant avec un style différent du genre de la maison, le nouveau salarié modifie légèrement la façon de travailler de son environnement. Il a donc un effet sur le « genre de la maison ».
Et puis ce nouveau salarié finit par s’installer, s’adapter et se couler dans le genre de la maison. Sauf s’il ne trouve pas sa place, auquel cas il peut être éjecté du système parce que trop confrontant, trop différent. Dans une certaine mesure cette stratégie ressemble à ce qu’on pourrait appeler la stratégie du virus.
Inoculer la différence avantageuse
De nombreuses recherche ont montrées que par leurs tentatives d’occuper le corps humain les virus ont contribué à faire évoluer l'ADN de l’homme (2). Une approche dans l’esprit du biomimétisme peut nous faire penser que cette « stratégie du virus » est une des conditions de l'évolution des systèmes.
On a pu la retrouver dans la gestion des entreprises avec l'émergence des phénomènes de mode comme « l'entreprise libérée » qui viennent questionner le système et, quelque part, le faire bouger un petit peu (3).
On a pu aussi le voir aussi dans la façon dont évolue le monde agricole avec l'émergence régulière de «contre-proposition systémique» comme le mouvement du Larzac dans les années 70 ou le mouvement de «Notre dame des Landes» ainsi qu’à de nombreuses les initiatives locales se situant en opposition avec la norme établie et qui finissent par s'installer dans les failles d'un système pour le faire bouger.
L'intérêt de la stratégie du virus c'est qu'elle permet un changement tout en préservant un certain équilibre de l'ensemble du système.
En ce sens le virus a une fonction instituante, c'est-à-dire qu’il s’introduit dans le système pour le modifier. Si son action est écologique, le système va survivre en se transformant. Si son action n'est pas écologique, il met en danger de mort le système. S’en suit alors une confrontation dont le résultat est forcément la disparition de l'un des deux.
Genre virus Uber
Cette stratégie du virus se produit assez régulièrement dans la société. On l'a vu se manifester par exemple, en France, avec l'arrivée des taxis Uber ou l'hébergement RB&B. Ces nouvelles pratiques sont apparues comme des modèles économiques «sauvages», en rupture totale avec les pratiques sociales instituées du point de vue du droit du travail. Ces nouvelles pratiques se sont répandues comme une attaque virale, sans que l’on arrive à les contrôler, du moins au début. L’État n’a pas su ou voulu jouer son rôle de maintien de l’équilibre acquis.
La récente remise en question de l’attitude du chef de l’État Français, à l’époque premier ministre, peut apparaitre comme une erreur du point de vue de la mission du chef de l'État qui est de préserver, d'éviter de mettre en danger l’institué(4). Il n'était donc pas du rôle de l'État de faire la promotion de quelque chose mettant en danger le système des taxis.
Malgré tout on peut noter que Uber a été un virus qui a obligé les taxis de France à se réorganiser à intégrer dans leur fonctionnement des pratiques et des modes de fonctionnement comme par exemple le numérique et puis même «l’orientation client», le service au client. Préoccupation dont ils pouvaient faire l’économie tant qu'ils dominaient le marché et qu’il n'y avait pas la concurrence d’Uber.
Et puis on a vu le corps social mettre en œuvre ses mécanismes de défense par des manifestations ou en faisant appel au droit du travail et à la représentation publique.
On voit comment Uber se trouve actuellement menacé en tant que virus par la réaction du système qui se sert des lois sur le travail pour ramener les pratiques d’Uber a un fonctionnement socialement acceptable. Au fond, c’est la réponse immunitaire du système !
Le corps social a réagi comme n'importe quel système en utilisant ses mécanismes de défense pour éviter les risques de déstructuration. Mais en même temps on ne peut pas échapper au fait que ce virus a fait évoluer le système dans le bon sens en permettant que des innovations soient intégrées au modèle institué.
Changer nécessairement
Cette stratégie du virus se manifeste sous des formes très différentes : on a pu voir, par exemple, comment le covid a permis l'émergence des communications virtuelles du type Zoom et éviter ainsi des déplacements inutiles. C'est sous la contrainte du virus que nous avons changé nos pratiques et nos croyances. Le fait de neutraliser le virus en l'intégrant à notre système par l'immunité collective n'aura pas empêché son effet transformant de l'organisation sociale.
« Ce qu'il ne nous tue pas nous rend plus fort » disait Nietzsche(5). Je dirais plutôt ce qui ne nous tue pas nous adapte. À chaque fois qu'un corps étranger perturbe un système il le met devant une alternative : se déstructurer ou s'adapter.
On peut généraliser cette question de la stratégie du virus en essayant de donner du sens aux comportement décalés de certains acteurs sociaux.
Lorsque dans une entreprise on identifie les comportements déviants, la question qui se pose alors au système est de savoir si ce comportement déviant est au service d'un intérêt égoïste individuel et destructeur pour le système (et donc à combattre) ou s’il est porteur d'une innovation d'une transformation de l'ADN de son système.
Et pour savoir cela il n'y a aucune règle. Chaque situation est particulière.
Remise en question ou remise en place
Le fait que le virus perde n'est pas toujours une bonne nouvelle : on peut se poser aujourd'hui la question de savoir si la victoire contre le covid va nous amener à retrouver la situation antérieure avec une surconsommation toujours croissante d'énergie et de ressources, dans le but de rattraper les effets de la crise, ou si le virus aura suffisamment fait bouger l'organisation pour qu'elle soit capable de se réinventer. Dans l'état actuel des choses, j'aurais tendance à penser qu'on n'en a pas encore tiré grand leçon.
Alors l’échec du virus sera d'abord l'échec du système qui n'a pas su profiter de cette opportunité. En ne voyant dans le virus et dans le comportement déviant des personnes uniquement le danger par rapport à l'équilibre déjà installé, il arrive parfois qu'on se prive d'opportunité de survivre.
C'est le genre de question qu’on pourrait se poser par rapport à la déviance en général et à la confrontation des croyances en général.
Notes
1 Voir en bibliographie les écrits d’Yves Clot et All. à ce sujet
2 Voir en bibliographie l’article de Barthélémy Pierre "Les humains sont apparentés aux virus"
3 Voir le texte : À quoi servent les modes managériales ?
https://www.linkedin.com/pulse/quoi-servent-les-modes-manag%C3%A9riales-denis-bismuth/
4 En référence à l’affaire dite des « Uber Files » – qui pose notamment la question du rôle joué par Emmanuel Macron en tant que ministre de l’économie, dans l’implantation d’Uber en France. Face à une réglementation jugée trop contraignante, l’actuel président de la République aurait facilité l’arrivée en France du géant américain des VTC quand il était en poste à Bercy.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-question-du-jour/uber-files-qu-est-il-reproche-a-emmanuel-macron-6032466
5 Nietzsche 1888 le Crépuscule des idoles.
Illustration : DépositPhotos - Olivier26
Bibliographie
Clot, Y., & Faïta, D. (2000). Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes.
YVON Frédéric, VEYRUNES Philippe, « Genre et style », dans : Anne Jorro éd., Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Hors collection », 2013, p. 141-144. DOI
https://www.cairn.info/--9782804188429-page-141.htm
Barthélémy Pierre "Les humains sont apparentés aux virus"
BILLET DE BLOG Un entretien avec Clément Gilbert chercheur au laboratoire Ecologie et Biologie des interactions (CNRS / université de Poitiers).
https://www.lemonde.fr/passeurdesciences/article/2012/05/28/les-humains-sont-apparentes-aux-virus_5986230_5470970.html
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