« Si le genre est fait, il peut également être défait. Les structures [du genre] sont en effet fortes et fragiles. »
Dans les années 2010, lors d’un cours de suédois à l’Institut suédois de Paris, nous avions reçu des cartes représentant des personnes en train de réaliser une action du quotidien. La consigne était de trouver les verbes en suédois et de les conjuguer en nous appropriant ces actions dans le groupe.
À l’inverse des pédagogies françaises auxquelles les apprenant·es adultes étaient habituées, les activités n’étaient ici pas attribuées à un genre.
« Yoann diskar »
La carte d’un homme qui faisait la vaisselle avait par exemple été distribuée à Yoann. Il en avait été troublé. Pourquoi le faire s’identifier à une activité donnée culturellement comme féminine ? Peut-être parce qu’il n’y a pas de raison qu’une activité du quotidien doive ou ne doive pas être réalisée au motif du genre.
Nous avions alors tous répété : « Yoann diskar », « Yoann fait la vaisselle ».
Aujourd’hui certainement Yoann diskar i Sverige (Yoann fait la vaisselle en Suède). Il y vit, s’y est marié, et chaque membre du couple porte le nom de l’épouse, comme la loi le permet en Suède.
Une pratique de consommation construite comme féminine
Une décennie plus tard et pour une autre pratique du quotidien, celle de se vêtir, nous trouvons très peu de représentations d’hommes en jupe dans les banques d’images libres pour illustrer cette chronique.
Ne trouvant guère pour « jupe + homme », nous essayons « robe + homme », et les résultats sont encore plus surprenants : des hommes en costume aux côtés de leurs femmes en robe de mariée.
Pourtant, dans nos espaces médiatiques courants, nous voyons depuis un certain temps quelques hommes qui portent des jupes. Mais cela reste une pratique donnée comme déviante car elle s’écarte de la norme du groupe des hommes.
Il s’agit justement du sujet de la thèse de Coralie Lallemand, qui explore la question du genre par le prisme du port de la jupe au masculin, dans la culture occidentale du XXIe siècle :
« De quelle(s) façon(s) les pratiques de consommation construites comme féminines participent-elles à la déconstruction voire à la reconstruction de la masculinité ? »
Le sexe, le rôle, le genre
Sa recherche permet de clarifier le rapport du genre dans son expression sociale au sexe biologique. Les théories essentialistes « attribuent des caractéristiques immuables aux femmes et aux hommes en fonction de leurs caractéristiques biologiques ».
Mais « l’observation ethnologique nous montre que le positif est toujours du côté du masculin, et le négatif du côté du féminin. Cela ne dépend pas de la catégorie elle-même : les mêmes qualités ne sont pas valorisées de la même manière sous toutes les latitudes. » Françoise Héritier.
Les théories essentialistes ont été discutées par la théorie des rôles – le rôle féminin, le rôle masculin –, qui est toujours rattachée (par un fil plus ou moins ténu) à son socle biologique. Puis Michel Foucault et Judith Butler ont proposé des conceptions déconstructivistes du genre, dont la performativité n’est pas forcément liée au sexe biologique.
En théorie, on peut exprimer une qualité humaine, exercer une activité indépendamment du fait d’être un homme ou une femme. Faire la vaisselle, ou porter une jupe.
Sur l’exercice du vêtement, la thèse examine les marges de manœuvre
qu’ont les hommes qui portent une jupe pour franchir les frontières
symboliques du genre et oser aborder et vivre la « déviance ».
« La grande renonciation »
Les vêtements nous protègent et nous permettent de communiquer : ils disent notre groupe social, générationnel, culturel. Ils portent une dimension symbolique et politique qui varie selon les époques et les cultures.
On parle de vêtements ouverts (jupes) et de vêtements fermés (pantalons). En Europe, les vêtements ouverts ont longtemps été unisexes. Ils habillaient aussi bien les puissants que les personnes modestes. La distinction se faisait sur la qualité du tissu, de la fabrication et des ornements.
La jupe était même un symbole de virilité : « Chez les Romains, plus la jupe était courte, plus elle laissait apparaître la musculature des jambes, symbole d’un soldat puissant et sanguinaire. »
Dans la France du XVIIIe siècle, la distinction s’opère davantage sur le rang social que sur le genre : les nobles portent de même des vêtements colorés, des perruques, des bas, des bijoux, des talons, du maquillage.
La Révolution apporte une uniformisation de l’apparence masculine : le pantalon devient l’emblème de la masculinité et les vêtements ouverts sont l’apanage du féminin.
Le psychologue et psychanalyste John Carl Flügel parle (en 1933) pour cette époque de « grande renonciation masculine » :
« L’homme cédait ses prétentions à la beauté.
Il prenait l’utilitaire comme seule et unique fin. »
« L’épisode de la grande renonciation masculine a réarticulé la masculinité hégémonique en opposition à la parure, à l’extravagance et à la mode. »
Puisqu’elles ont été abandonnées, ces pratiques sont devenues suspectes.
Une menace pour les masculinités hégémoniques
La sociologue Raewyn Connell a participé à l’élaboration du concept de masculinité hégémonique. Elle distingue les expressions de masculinité :
- Les masculinités hégémoniques : « la façon la plus honorable d’être un homme ». Aux États-Unis par exemple, le modèle du soutien de famille et le modèle de l’homme rebelle, héroïque, coexistent.
- Les masculinités complices : les hommes qui reproduisent le modèle dominant tout en ne répondant pas aux standards de la masculinité hégémonique.
- Les masculinités subordonnées : les hommes efféminés, les homosexuels, considérés dans la hiérarchie du masculin hégémonique comme comparables au féminin.
- Les masculinités marginalisées : les hommes racisés, les hommes en situation de handicap.
La « pratique déviante » est questionnée par les hommes qui portent la jupe dans ce prisme social de masculinités hégémoniques : pour eux, il y a des zones sûres et des zones dangereuses.
De nombreux hommes enquêtés se sont, à un moment donné de leur parcours, demandé pourquoi ils s’investissaient symboliquement dans le féminin, alors que cette question sociale n’était pas leur question intime et/ou identitaire.
Ainsi, par cette assignation actuelle de la jupe au « féminin », des hommes hétérosexuels se sont demandé s’ils n’étaient pas homosexuels, et des hommes cisgenres s’ils n’étaient pas transgenres.
Bien construire sa « carrière déviante »
Comme toute expérience humaine singulière, le parcours des porteurs de jupe (que la chercheuse expose dans le cadre conceptuel des «carrières déviantes») présente des phases d’essais et d’erreurs.
Des questions se posent selon le rapport que les hommes ont vis-à-vis des sexes biologiques, du genre, de leurs attributs sociaux et de leur hiérarchisation.
Certains hommes ont ainsi d’abord pensé qu’il était plus facile de sortir avec une perruque et du maquillage pour assumer la jupe dans l’espace public. Et puis, ils ont abandonné la pratique car la raison pour laquelle ils voulaient porter une jupe n’avait rien à voir.
Par exemple, ils peuvent trouver ce vêtement plus confortable ou pratique, ou bien ils sont intéressés par son aspect socio-culturel (les vêtements ouverts des autres cultures), son esthétique (la jupe vue comme élégante), ou son aspect politique (l’égalité des choix vestimentaires).
Le Skirting out (de skirt : « la jupe »), ou la révélation de la « pratique déviante », est une étape clé du processus. Les hommes se confrontent aux autres hommes, mais aussi aux femmes qui peuvent faire montre d’hostilité, de méfiance ou de réelle solidarité, ils se confrontent aux personnes dans la rue, à des situations intimes et des situations de travail.
Pour cela, les espaces numériques constituent des espaces de ressources qui accompagnent la mise en visibilité. La communauté numérique offre un espace de normalisation, des ressources d’information, de soutien, des échanges entre pairs, et des ressources juridiques pour sécuriser l’accès aux espaces professionnels pour les porteurs de jupes.
L’apprentissage de l’aisance
« Nous soulignons […] la difficulté pour les consommateurs d’échapper à l’hégémonie masculine, et ce malgré les rapports au pouvoir différenciés. »
Cependant, l’aisance du port de la jupe pour les hommes existe et elle peut s’exprimer de plusieurs façons :
- En considérant la pratique comme possiblement masculine et en exprimant une identité masculine.
- En considérant la féminité de la pratique mais en dissociant la pratique du soi.
- En considérant la féminité de la pratique et en valorisant une masculinité féminisée.
- En sortant des catégories de genre et/ou en s’engageant dans une performance de fluidité de genre.
Et vous ?
Illustration : james5050smith de Pixabay.
À lire :
Coralie Lallemand, Genre de la pratique et pratique du genre. Le port de la jupe par les hommes : une pratique de consommation déviante à (re)construire. Sciences de gestion. Université de Rouen Normandie, 2021.
Thèse consultable sur : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03483432
En Belgique, l’exemple d’un calendrier de masculinités alternatives en contrepied du calendrier Pirelli ou des Dieux du stade / expo photo : https://maisondesemployes.com/mars-2022-expo-photos-masculinites-alternatives/
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