Vouloir se relier au monde, au fondement du désir d'apprendre

“Si l’on ne me demande pas ce que c’est, je le sais. Si l’on me le demande, je ne le sais plus.”

Saint Augustin

De l’urgence d’une vision globale

Se ressentir en unité avec l'univers est probablement un besoin humain essentiel. Il est à la racine de nombre de motivations pour apprendre.

Ce sentiment que d’aucuns recherchent par la spiritualité ou encore un questionnement constant, est peu évoqué dans les circulaires officielles, les programmes d’études, les cursus scolaires, quand bien même il nous parle de l’orientation de notre existence. Les formations et les programmes éducatifs sont souvent vus sous le prisme utilitaire, apprendre un geste professionnel, acquérir des savoirs généraux ou se préparer à un métier.

L’essentiel, le sens d’une vie, est mis de côté, comprimé dans la sphère privée quand bien même ce qui nous garde en tension vers un objectif c’est de réaliser quelque chose qui nous hisse au-delà de soi-même. Dès lors que l’éducation se départit de toute spiritualité religieuse ou laïque, il ne faut guère s’étonner que l’enseignement soit délié du tout et produise des combinaisons d’individualismes sans élévation.

Sans perspective transcendante telle que l’apporte une religion ou une philosophie holistique, chacun bâtit à sa mesure son ontologie personnelle. Pour corriger ce constat il ne s’agit pas, d’imposer une religion ou un substitut philosophique à une pensée du tout qui nous relie, mais, dans la perspective de construction des valeurs éducatives, il convient de répondre à la question

« Par quoi a été remplacé le sens du divin, de ce qui nous dépasse, que nous ne comprenons pas et qui apporte des équilibres au monde psychique de tous et de chacun ? ».

Ce dépassement de soi par quelque chose d’infini qui nous tire et que l’on reconnait, nous permet de vivre et donc d’apprendre avec une intention décuplée, une persistance dans l’effort à consentir. Cette part de soi, aussi petite soit-elle, appelle le sens. Elle dépasse les motifs traditionnels d’apprentissage issus de la psychosociologique.

L’hypothèse posée est qu’un sentiment humain de connection à quelque chose de plus grand que soi est une force pour apprendre. Ce sentiment prend la forme selon les cultures et les disciplines du duende hispanique, du sentiment océanique, celui de se fondre comme une goutte d’eau dans une immensité en mouvement, du sentiment de continuité de l’existence ou de communion avec la nature. Dans ses formes les plus démonstratives, il passe par l’état de transe.

La déclinaison des sentiments de communion au monde 

Le duende est un mot intraduisible, propre au monde hispanique qui nous parle d’une grâce et d’une rencontre entre les êtres, dans un contexte et une atmosphère qui nous révèle à nous-même et au monde dans un instant de grâce. Le/la danseuse de flamenco est possédé par son art, le torero transcende la mort, le temps et l’espace.

Le Duende, est cette sorte de souffle des profondeurs de l’humain qui fait vibrer artistes et œuvres en train de se produire mutuellement. Garcia Lorca parle ainsi du duende :

« le duende ne vient pas s’il ne voit pas la possibilité de mort, s’il n’est pas sûr qu’il va roder autour de sa maison, s’il n’est pas certain qu’il va secouer ces branches que nous portons tous et que l’on ne peut pas, que l’on ne pourra jamais consoler.

« Par l’idée, par le son, ou des mimiques, le duende aime à être au bord du puits dans une lutte franche avec celui qui crée. ».

Par le duende, l’individu expérimente de façon complète son appartenance au monde qu’il possède entièrement et par lequel il est entièrement possédé l’espace d’un instant. Une présence presque magique comme révélant un pli de l’univers.

Le sentiment océanique  a été décrit par Romain Rolland. Il est apprécié par Freud comme  « un sentiment d'union indissoluble avec le Tout et d'appartenance à l'universel ». Pour Freud il s’agit d’un état de perte de limite. Cet état serait lié pour Freud au moment de l’enfance où une différenciation opère entre soi et le monde extérieur. Cette expérience de fusion/défusion avec la mère serait pour Freud au cœur de ce sentiment. C’est presque une nostalgie ou une régression qui est ainsi proposée. Cette recherche du retour à un état passé, de retrouvaille d’une complétude joue comme une force psychique et entraîne un mouvement.

Toujours dans l’explication psychanalytique, le sentiment de continuité d’existence est proposé par Donald Winnicott. Ce sentiment stipule de « l’angoisse associée à l’insécurité ». Winnicott pose l’hypothèse que « l’angoisse la plus primitive se rattache à l’insécurité du nourrisson qui ne se sent pas suffisamment tenu » (en anglais concept de holding). C’est ce moment de l’existence qui influerait sur le sentiment diffus de continuité d’existence. La façon dont le nourrisson serait tenu par ses parents influerait la vie durant sur la façon de se tenir au monde. C’est un moment clé d’apprentissage de la dépendance au monde de l’envie de le  dominer, de s’y fondre ou de chercher à l’éviter. La conscience de ce sentiment permet la projection de son identité.

Le sentiment de communion avec la nature est identifié en écopsychologie. L’écopsychologie interpelle la lecture Freudienne des déterminants du soi et stipule d’autres sources de fondation dans son être au monde. Pour Andy Fischer « La matière subjective de l’écopsychologie n’est ni l’humain, ni le naturel, mais l’expérience vécue de l’interrelation entre les deux, que la “nature” en question soit humaine ou non-humaine ». C’est donc une vision d’une  écologie intégrale qui intègre le bien-être humain et écologique au sein de la spiritualité.

La transe est une expérience de transcendance bien connue dans de nombreuses cultures, les derviches tourneurs, les chamans, les hommes-médecines sont capables de se connecter à des forces dites surnaturelles ou à des entitées invisibles pour tirer des informations sur le monde. Ils se connectent  Si la science physique ou psychologique a souvent pris de haut ces pratiques qu’elles ne comprenaient pas en les réduisant à des magies, les recherches sur le cerveau en particulier sur les états de consciences modifiées révèlent les zones d’activation cérébrale.

La palette des sentiments humains

Chaque humain dispose de liens subjectifs et d’une appréhension de son monde intérieur plus ou moins communicable avec les autres. Duende, sentiment de continuité d’existence, sentiment de communion avec la nature et la transe participent de l’univers mental des humains. Ils se sentent à un moment précis comme dépassés par quelque chose qu’ils ne dominent pas mais dans lequel ils sont engloutis et porte des révélations sur soi et le sens de participer de l’univers. 

À force de chercher à tout contrôler et tout comprendre les sociétés mécanisées ont amputé les humains de ces façons de se lier et de sentir leur place dans l’univers au-delà d’une pensée rationnelle. En acceptant d’être dépossédés de tout contrôle, d’évoquer et d’accueillir les sentiments subjectifs plutôt que les attitudes mesurables de la psychosociologie, il est possible d’enrichir notre compréhension des orientations humaines pour apprendre

Ramenées à l’éducation et à la formation professionnelle, les questions qui se posent sont :

• Quand interroger les sentiments des participants ? Avant l’entrée dans un programme ? À l’occasion d’un exposé qui déclenche des réactions ou des écarts avec ses sentiments personnels ?
  
  
• En quoi ces sentiments sont une force pour apprendre ? Les sentiments de colère ou d’injustice sont-ils mobilisables pour apprendre et se mettre en mouvement ? Si oui à quelles conditions ?
  
  
• Quelles méthodes respectueuses des mondes intérieurs de chacun sont-elles à mobiliser pour faire avec ces intériorités ? Quelles formes d’intimité proposer ? Quelles formes de dialogue installer ? 
  
  
• Parmi la palette des sentiments humains, ceux qui nous mêlent au tout, en commençant par notre communauté sont-ils à travailler de façon préférentielle ?

Le travail avec les mondes intérieurs nous renvoie vers une branche de la philosophie nommée phénoménologie, qui s’intéresse à l’expérience présente ici et maintenant et pas seulement à la démonstration d’un ailleurs et par quelqu’un d’autres de phénomènes répétitifs.

Il convient peut être de rééquilibrer la pensée scientifique avec une pensée sensible. C’est probablement la plus grande spécificité humaine relativement aux IA et algorithmes qui n’interrogent pas leur intériorité mais ne peuvent que se référer à leur base de données.

Illustration : DepositPhotos - SergeyNivens

Sources 

Baldassarro, A. (2011). Le « sentiment océanique » dans le négatif maternel. Revue française de psychanalyse, 75, 1675-1680. https://doi.org/10.3917/rfp.755.1675 

La relation au vivant et la transe cognitive auto induite https://savoir-animal.fr/la-relation-au-vivant-et-la-transe-cognitive-auto-induite/  

Houzel, D. (2016). Le sentiment de continuité d’existence. Journal de la psychanalyse de l'enfant, 6, 115-130. https://doi.org/10.3917/jpe.011.0115 

Federico García Lorca, Jeu et théorie du Duende, Allia, 2009.

Garcia Lorca. Sobre el duende https://www.traces.es/2015/04/13/garcia-lorca-sobre-el-duende/  

Wikipédia Duende https://fr.wikipedia.org/wiki/Duende  

La relation Homme/Nature - écopsychologie (eco-psychologie.com) https://eco-psychologie.com/recherche/la-relation-hommenature/ 

Thot cursus -  EÉats de conscience modifié https://cursus.edu/fr/22531/etats-de-consciences-modifies  

Le Monde - Corine Sombrun, De la transe chamanique à la science
https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/05/09/corine-sombrun-de-la-transe-chamanique-a-la-science_6079626_6038514.html

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